[1] Comment peut-on vouloir un enfant ? N’oublions pas que c’est pour avoir des enfants que les Romains ont enlevé les Sabines… Il y a donc d’abord pour cette poignée de mâles qui veulent construire une société humaine le besoin, et donc le devoir de procréation : le mariage romain, en tout cas à l’époque royale, se conclut procreandorum liberorum causa. [2] Et avec plus de souplesse que certains curés au siècle passé qui vérifiaient que les épouses accouchent chaque année, le censeur romain vérifiait tous les cinq ans que cette demande sociale qu’est le devoir de procréer soit accomplie. Quand un homme avait trois enfants, sa carrière était favorisée, et quand une femme avait trois enfants, elle bénéficiait d’un droit particulier : c’est le jus trium liberorum, dont l’existence même indique assez qu’il ait fallu encourager les uns et les autres à procréer.
Et l’amour ? on connaît à l’époque classique la Laudatio Turiae, l’éloge émouvant de cette matrone romaine qui ne pouvait pas avoir d’enfant, et dont le mari a refusé la proposition qu’elle lui faisait de divorcer pour qu’il puisse en avoir avec une autre [3]. Non, le ventre des femmes n’a jamais été une affaire privée et risque bien de ne l’être jamais. Jusqu’au XVIIème siècle, des tests gynécologiques ont été effectués au moyen de suppositoires odoriférants (résine, rue, ail, cresson, coriandre) dont l’odeur était sensée remonter jusqu’à la bouche, afin de vérifier si une femme pouvait engendrer [4]. Durant des millénaires, il a été de bon ton sous nos latitudes de demander aux dieux la naissance et de gémir sur la mort. Ainsi l’Artémis d’Éphèse, à laquelle Freud a consacré deux pages, est-elle une vierge (parthenos), qui aide les femmes à enfanter, et on remarquera qu’elle porte en collier, non des seins, mais des testicules de taureaux, des bourses qui indiquent sa puissance de fertilité. Autour de son sanctuaire, des prêtresses qui lui étaient consacrées se prostituaient pour gagner ainsi l’argent nécessaire aux frais de son culte.
Est-ce un effet de notre modernité que les femmes, aujourd’hui, réclament moins le droit d’avoir des enfants que celui de ne pas en faire ? De manière surprenante, on ne dit pas assez qu’il y a chez de nombreux êtres humains un non-désir d’enfants. S’il y a dans cette affaire une grande part de bafouillage, donc d’inconscient, c’est bien dans ce désir d’enfant, dont la négation semble absente…. Dans Le Génie lesbien, Alice Coffin parle du bonheur d’être lesbienne, et expose le militantisme des lesbiennes pour le droit à la PMA. On n’est plus dans le vouloir, mais dans le droit. Lorsqu’elle rencontre Emmanuel Macron, elle est arrêtée dans son corps par le président : « Son corps à lui est libre. Son corps a des droits sur le mien. Sur ce que je peux en faire, ou pas. » [5] Ce livre, écrit-elle, est « l’histoire de cet échange. » Elle expose comment une lesbienne est le plus grand ennemi du patriarcat. Aux contes de fée d’autrefois qui se terminaient ainsi : « Ils se marièrent, vécurent ensemble et eurent beaucoup d’enfants », le discours des lesbiennes, des sœurs, des féministes, déclare joyeusement : « ils ne se marièrent pas, ils ne vécurent pas ensemble, ils ne firent pas d’enfant »… On lira aussi ce cri de la nullipare Chloé Delaume, « Se refuser à mettre bas, c’est renoncer à quelqu’un qui pense à vous, qu’il vous aime ou vous haïsse, caniche dressé à l’inconditionnel. » [6]
Alors quoi, tou.te.s ginks [7] ? Il est certain que du point de vue écologique, ce serait parfait. Ou alors, comme Marie-Eve Thulot le raconte dans La Trajectoire des confettis [8], chacun réinvente dans un joyeux bordel la (père-) version de son histoire, avec tous les ratages possibles…Vouloir des enfants est une forme toujours singulière de lutte contre la mort, la sienne, celle de l’autre, c’est une perpétuation de soi, comme cette maman le disait à son enfant en l’appelant : mon petit moi !
On pourrait donc, au XXIème siècle, choisir de se priver d’enfants, ou faire de ce réel un choix, ne pas vouloir avoir un enfant pour en être un, pour être enfin et à jamais un enfant ?
Photographie : ©Poppe Véronique : www.veroniquepoppe.com & Rolet Christian : www.christianrolet.com
[1] Freud, avec sa note intitulée « Grande est la Diane des Éphésiens », est surpris par cette déesse vierge et défenderesse de la fécondité, mais aussi par le passage à Éphèse de l’apôtre Paul, qui se heurte dans son introduction de sa bonne nouvelle, son “évangile”, aux artisans qui fabriquent, comme à Lourdes avec la Vierge, des amulettes et autres statuettes d’Artémis , une autre vierge célèbre, et qui devraient changer de moule pour continuer à gagner leur vie… Après Paul, qui y fera des miracles, Jean y viendra avec la mère de Jésus, qui y mourra. (Freud S., Gesammelte Werke, vol. VIII, London, Imago Publisching, 1943.)
[2] Gourevitch D., « La matrone romaine poussée à la procréation », Topoi Orient – Occident, Suppl. 10, 2009, p. 115, également disponible sur internet : https://www.persee.fr/doc/topoi_1764-0733_2009_act_10_1_2658
[3] « Étais-je donc si passionné de paternité, et des enfants m’étaient-ils si nécessaires que je voulusse manquer à la foi promise, et changer un bonheur certain pour une satisfaction douteuse ? » Lassard Y., « Éloge funèbre dit de Turia (Cucheval) », disponible sur le site : https://www.academia.edu/5794645/%C3%89loge_fun%C3%A8bre_dit_de_Turia_Cucheval_
[4] Gourevitch D., op.cit.
[5] Coffin A., Le Génie lesbien, Paris, Grasset, 2020, p. 13.
[6] Delaume Chl., Mes bien chères sœurs, Paris, Points, 2020, p. 103.
[7] Acronyme de Green Inclination No Kid, terme anglais pour désigner les personnes qui font le choix, pour des raisons écologiques, de ne pas avoir d’enfant.
[8] Thuot M.-È., La trajectoire des confettis, Paris, Editions du Sous-sol, 2020.