Dans sa conférence de 1966 à la Salpêtrière, Jacques Lacan évoque la signification de « la demande » en se référant à la fonction médicale et met ainsi en valeur la faille entre la demande et le désir. Il dit : « Dès qu’on a fait cette remarque [la faille] il apparaît qu’il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste, ni même médecin, pour savoir que lorsque quiconque, notre meilleur ami, qu’il soit de sexe mâle ou femelle, nous demande quelque chose ce n’est pas du tout identique et même parfois diamétralement opposé à ce qu’il désire [1] ».
Cette faille qui, selon Lacan, met en lumière la position du corps médical, est apparue très clairement lors de la diffusion d’une émission télévisée sur le thème de la congélation d’ovocytes. Cette pratique, très répandue, intervient souvent au moment où surgissent des questions relatives à la fertilité. Les raisons souvent invoquées étant l’absence d’un partenaire, l’âge, le fait de donner la priorité à sa carrière, etc. L’une des femmes interviewées dans cette émission, une chanteuse très investie dans sa carrière, révélait sa répulsion à l’idée de se retrouver avec un enfant : « Non ! Un nez qui coule, des couches », un « objet » repoussant et répugnant. Cependant, elle décide de s’engager dans cette procédure. Le corps médical accède à sa demande et assure d’une certaine manière la future possibilité d’être mère. Néanmoins, il serait opportun de se demander à quoi répond cette décision, et ce qu’elle cache.
La citation de Lacan mentionnée préalablement quant à la possibilité d’une position diamétralement opposée entre la demande et le désir, soulève la question du rapport ou le jeu entre l’inconscient et la satisfaction de la demande. Une fois cette demande satisfaite, il se produit une fermeture au niveau de la demande-désir qui transforme la possibilité future en presque éternelle, en un soi-disant « temps de comprendre » sans fin qui met l’être à l’abri des effets de la négativité que lui même introduit : « la disparition, l’usure, le vieillissement, la mort, l’éclipse [2] ». Serait-il alors approprié de parler d’un désir anonyme?
Pour en revenir à la question du temps, Jacques-Alain Miller ajoute : « si l’inconscient ne connaît pas le temps, la libido, elle, connaît le temps. Et tout le monde sait que la libido connaît le temps, c’est-à-dire qu’il y a une temporalité d’éros, au niveau de l’amour, du désir, de la jouissance [3] ». Ainsi l’érotique du temps apparaît clairement.
Dans le cas mentionné ci-dessus, il y a effectivement une demande décidée, mais, sommes-nous en mesure d’affirmer qu’il y ait un vouloir décidé d’enfant même s’il est différé ? Ce mouvement vers le futur, peut-être asymptotique, implique une spatialisation du temps qui met en évidence la distinction entre le niveau biologique net de la maternité et celui du sujet de l’inconscient, de la temporalité de son Eros. Il semblerait que cet aspect de la reproduction en puissance soit devenu un produit de consommation, un effet du système capitaliste. Il faut cependant souligner que ce type de procédure peut sans doute aider quand il y a un véritable désir d’enfant et qu’il existe des difficultés au niveau de la conception, que ce soit au niveau physiologique ou concernant la subjectivité de l’être parlant comme la monoparentalité ou les couples du même sexe.
Cette faille entre la demande et le désir met aussi en évidence la différence entre la reproduction et la procréation. Chacun de ces deux termes est corrélatif à une dimension différente, l’un à celle de la biologie, l’autre à celle de la création. Lors d’une séance, un sujet raconte qu’il a finalement trouvé une partenaire compatible et que le couple a déjà commencé à planifier son futur, sa parentalité. Il mentionne certaines différences entre les deux partenaires concernant justement la temporalité. Avant de s’engager dans la parenté, l’homme souhaite acquérir plus d’expérience dans leur relation afin de renforcer le lien et l’adéquation entre eux. Hélas, le confinement a constitué un obstacle à cet effet. Malgré cela et étant donné l’existence de facteurs tels que la carrière, l’âge et la fertilité, ils estiment nécessaire, en particulier sa partenaire, de planifier le nombre d’enfants et la temporalité de leur arrivée au monde. Ainsi, après avoir effectué des examens de fertilité, les questions qu’ils se posent sont les suivantes : serait-il préférable de congeler des ovules ou des embryons ? La ligne de leur pensée, en particulier celle de l’homme, se caractérise par une position de vouloir anticiper toutes les éventuelles futures « dissonances » en prenant des mesures préventives au moyen d’une planification détaillée à tous les niveaux, y compris au niveau médical, une sorte de eu-reproduction à propos de laquelle Lacan dit : « les eu plus haut par moi soulignés […] nous mettraient enfin dans l’apathie du Bien universel. Ils suppléeraient à l’absence du rapport que j’ai dit impossible à jamais [4] ».
Ce Bien universel efface non seulement le fait que le parlêtre a un corps et non pas qu’il l’est mais il annule aussi la temporalité ou l’a-temporalité de l’inconscient, la contingence et le savoir écrit dans le corps au moyen, selon l’expression de J.-A. Miller, de la construction d’une géométrie du mouvement qui incarne un temps linéaire, un temps scientifique qui appartient entièrement au système conscient [5].
Photographie : ©Dominique Sonnet – https://www.dominiquesonnet.be/
[1] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine. Conférence et débat du Collège de Médecine à La Salpetrière », Cahiers du Collège de Médecine, 1966, p. 761-774.
[2] Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne, n°56, mars 2004, p. 69.
[3] Ibid., p. 71.
[4] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, 2011, p. 19.
[5] Cf. Freud S., « L’inconscient », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1940, p. 97 in Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », op. cit., p. 71.