La première scène d’Ema, le film de Pablo Larraín, nous montre un feu de circulation en flammes et une femme qui regarde de loin. Elle porte un lance-flammes et contemple la ville. Ema est très jeune, danse dans la compagnie de son mari, et parcours les rues de Valparaiso au rythme du reggaeton.
“Je fais ce que je veux”, affirme-t-elle, mais ce feu qu’elle lance et qui l’envahit, est une jouissance qui la déborde entre flammes, danse, vie et qui ne semble avoir aucune limite. Ema a abandonné l’enfant de 6 ans qu’elle a adopté, il y a un an, avec son mari, vu l’infertilité de ce dernier. Si Bernard Seynhaeve [1] renvoie à la question si vouloir un enfant c’est le désirer, cette histoire nous amène à nous demander si chercher à faire un enfant c’est le vouloir. Pour quoi a-t-elle cherché à le faire ? Peut-être cherchait-elle une limite à cet excès de jouissance ? Il est clair que la limite n’a pas opéré. L’enfant saisit à la perfection sa passion pour le feu en essayant de brûler la maison et parvenant à brûler le visage de la sœur d’Ema. L’événement de corps chez l’enfant tint en compte le corps de l’Autre, son régime de jouissance [2].
“Tu lui a appris à incendier des objets”, lui reprocha le mari. “Tu l’as abandonné, l’as trahi mauvaise femme, mauvaise mère… Tu me laisses en dehors”.
La relation entre eux est marquée par un ravage mutuel et par l’incapacité de cet homme à mettre une limite à cette jouissance de la femme qui montre sa face d’horreur. Lui est angoissé par cet acte et divisé par l’abandon de celui qu’il désigne comme son fils, alors qu’elle lui propose d’avoir un autre enfant.
Qu’est-il pour elle ? Un “préservatif humain, un porc stérile. Jamais tu vas me donner un vrai fils”, lui dit-elle. “Je te l’ai donné, tu l’as largué ”dit -il. Il semblerait que pour Ema la vérité d’un enfant se localiserait dans les gênes du père, et que “l’enveloppe corporelle” [3] jouerait un rôle fondamental. Mais la fin du film révèlera que ce n’est pas ça non plus.
Elle reproche à son mari que par sa faute ils ont dû adopter un enfant déjà grand, que par sa faute ils n’ont pas pu le supporter, que par sa faute à elle “ tout le corps lui fait mal”.
Le corps d’Ema, laboratoire de jouissance, est le protagoniste de cette histoire. Elle jouit de son corps au travers de la danse et du corps des autres, quels qu’ils soient…
“Tu flirtais avec lui, tu lui mettais la langue dans les dents, tu te déshabillais devant lui, tu lui a mis le téton dans la bouche, lui dit le mari. “ C’était mon enfant, mon enfant peut me sucer le corps tout entier s’il le veut” répondit-elle. “Non, on fait pas ça à un enfant” lui rétorque-t-il …mais c’est un non tardif, sans aucune valeur, qui ne fut pas dit au bon moment, qui n’a pas opéré.
L’entourage d’Ema la pousse à revenir vers cet enfant, sans que les actes de l’enfant paraissent avoir la moindre importance. Brûler la maison, brûler le visage à la sœur ” sont des choses normales, c’est vous mettre à l’épreuve” selon l’évaluatrice externe qui leur donna l’enfant en adoption. “ T’es pas faite pour être mère peut-être” lui cracha-t-il.
Quand Ema demande à sa mère quoi faire (car elle sait qu’elle n’est pas faite pour être mère) nous voyons, comment dans son histoire, avec sa mère et ses deux sœurs, tout a été trop gluant, embrouillé : “ensemble, toujours ensemble…les mamans doivent toujours être avec leurs filles, car les familles ce sont les enfants, jamais l’on ne peut séparer la mère des enfants”.
Devant cette poussée, Ema passe à l’acte. Elle se sépare de son mari, localise les parents adoptifs de l’enfant (elle est avocate, lui pompier) et séduit, fascine chacun d’eux, pour récupérer Polo.
Elle a un dernier doute, demande aux amies si c’est une bonne chose à faire, mais elles la confortent à poursuivre, “tu pars à la guerre” disent-elles en la serrant dans les bras comme dans un adieu. Il s’agit effectivement d’une sorte d’adieu de ce qui semble être le dernier voile devant l’horreur.
Chargée d’un lance-flamme, au rythme du reggaeton, nous voyons ce qui se joue pour elle : “c’est bon d’envoyer en l’air des flammes” – avec l’équivoque s’envoyer en l’air-baiser – “brûler pour semer … une éjaculation de dinosaure mâle”.
Et elle commence à brûler, d’abord la voiture de l’amie pour provoquer l’apparition du pompier. Lui c’est quelqu’un qui opte pour le bien. Elle lui précise qu’elle est le mal qu’elle va le terroriser. Et effectivement, elle le terrorise, comme elle terrorisait son mari et qu’elle terrorise l’autre femme, mais qui à la fois les fascine. Elle cherche à faire un enfant avec le pompier “pour qu’il soit le frère de Polo”, mais à nouveau il semble qu’elle cherche une limite. Elle part avec Polo et lui fait couper les cheveux de la même manière qu’à son mari, dans ce qui paraît être un essai pour les rendre moins étranges. “Moi je voulais être ta maman, mais je n’ai pas pu”, lui explique-t-elle.
“Pourquoi avec lui si c’est un enfant ?” lui demande en pleurs l’autre femme. Mais même cet abus est insuffisant pour s’éloigner d’Ema, qui lui propose que l’enfant qu’elle attend “puisse être des deux”.
Entourée de ses amies, elle leur fait part d’une sorte de roman familial : elle explique à son mari, aux parents adoptifs, à l’enfant, qu’elle voulait le connaître et avoir un enfant qui soit son frère. Et eux accepteront cette nouvelle filiation… se regardant, consentant, dans un essai de la soutenir ? Ema met dans les bras du garçon le bébé fille et s’en éloigne, jusqu’à ce que l’autre femme rapidement lui retire, et ensuite elle peut à nouveau la soutenir.
Mais la scène finale indique l’échec de cette invention : nous voyons Ema remplir un bidon avec de l’essence…
Traduction : Montserrat Gil
Relecture : Rosana Montani-Sedoud
Photographie : ©Silski Rachel – Facebook / Instagram
[1] Seynhaeve, B ., « Enfant (non) désiré », https://www.pipol10.eu/2021/02/11/enfant-non-desire-bernard-seynhaeve/
[2] Cottet, S., “Le père éclaté”, La petite girafe, n°24, “Se faire une famille”, Paris, Agalma, 2006, p. 47-56.
[3] Bonnaud, H., « Nom-du-père ? », https://pipol10.eu/2021/01/20/nom-du-père-helene-bonnaud/