Le Nom-du-Père des années cinquante a subi de profondes modifications à partir du moment où le grand Autre est devenu, pour Lacan, inconsistant. Cette béance au sein du lieu de la vérité a ouvert la porte au dernier enseignement, fondé sur la primauté du non-rapport, du désordre et de la jouissance. Le trou dans l’Autre symbolique est venu faire déchoir le caractère universalisant du Nom-du-Père et amoindrir son action à tout signifier de ce qu’il en est de la jouissance. Entre le signifiant et le signifié demeure dorénavant une barre, un impossible à dire, un réel. C’est une autre déclinaison de l’aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel ». Selon Jacques-Alain Miller, à partir du moment où Lacan « pose le non rapport comme une donnée inéliminable, on peut dire que c’est l’échec du Nom-du-Père. C’est que, c’est là qu’il rencontre le point où aucun Nom-du-Père ne peut réparer, ne peut placer, ne peut nommer, où ce qu’il nomme ou ce qu’il place est de toute façon en déficit ». [1] À plusieurs reprises, Lacan utilise les termes de débilité, de déficience mentale, afin de rendre compte qu’il existe un réel qui ne se laisse pas prendre par les filets du sens. Le Nom-du-Père, dans ce dernier enseignement, en vient donc à être modifié à partir du réel hors loi, de la jouissance pas-toute dicible. Modification qui intervient dès le début de ce dernier Lacan et au sein même des différentes années qui le constituent.
Le Séminaire « Les non-dupes errent », des années 1973-1974, semble être un séminaire charnière dans ce changement de paradigme car Lacan substitue au Nom-du-Père la fonction du « nommer-à ». « Être nommé à quelque chose, profère-t-il, voilà ce qui, pour nous à ce point de l’histoire où nous sommes, se trouve préférer – je veux dire effectivement préférer, passer avant – ce qu’il en est du Nom-du-Père ». [2] Cette fonction ne passe plus par le dire-non d’un certain nombre d’interdictions de la mère mais par son désir. Même si la mère n’est plus là, dit Lacan, « c’est quand même elle, son désir, qui désignera à son moutard ce projet qui s’exprime par le nommer-à ». [3] Au concept de Nom-du-Père, fondateur de la théorie lacanienne, se substitue la fonction de nomination, portée par la mère.
Quelques mois plus tard, dans son Séminaire « R.S.I. »., Lacan continue à rendre compte à son auditoire de ses avancées. L’essentiel de la fonction du père se situe désormais au niveau du symptôme, c’est-à-dire au niveau du désir perversement orienté du père vis-à-vis d’une femme. Le néologisme père-version surgit, arrachant ainsi le père à l’universel et l’établissant dans sa singularité. [4] « Un père, dit Lacan, n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet (a) qui cause son désir. […] Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets (a) qui sont les enfants auprès de qui le père pourtant intervient, exceptionnellement, dans le bon cas, pour maintenir dans la répression, dans le juste mi-Dieu si vous me permettez, la version qui lui est propre de sa père-version, seule garantie de sa fonction de père, laquelle est la fonction, la fonction de symptôme telle que je l’ai écrite là, comme telle. Pour cela, il y suffit qu’il soit un modèle de la fonction. Voilà ce que doit être le père, en tant qu’il ne peut être qu’exception ». [5] Dans son cours de 2011, « L’Un-tout-seul », J.-A. Miller affirme qu’un père perversement orienté est un père dont son désir est lié à une femme, c’est-à-dire à une femme comme unique. Il n’est pas Dieu, il ne dit pas tout, préservant ainsi la possibilité du désir pour l’enfant. Un père, à l’inverse, qui s’identifie à la fonction universelle du père ne peut avoir que des effets psychotiques. Considérer le père au niveau du Un, c’est, dit-il, le replacer au niveau de son symptôme. [6] Le néologisme de Lacan, père-version, désigne conjointement la singularité de la version d’un père et la pluralisation des versions du père. Il n’y a donc que des versions singulières du père et il n’existe que des pères singuliers. De cette pluralisation, Lacan en avait déjà parlé en 1963, lors de l’unique séance de son Séminaire interrompu « Des Noms-du-Père ». Mais, c’est bien dans « R.S.I. », avec l’abord du nœud borroméen, qu’il la développe en avançant que « les Noms-du-Père, c’est ça – le symbolique, l’imaginaire et le réel […] les noms premiers, en tant qu’ils nomment quelque chose ». [7] Lors de cette leçon du 11 mars 1975, Lacan réduit le Nom-du-Père à la nomination, dont sa fonction est de donner un nom aux choses. Dans son cours « Pièces détachées », J.-A Miller explique que le dernier enseignement tourne autour de l’acte de nomination, et que se centrer sur la nomination, c’est différer le rapport à l’Autre, c’est se centrer sur le rapport au réel. « Nommer, dit-il, [c’] est établir un rapport, instaurer ce rapport entre le sens et le réel, non pas s’entendre avec l’Autre sur le sens, mais ajouter au réel quelque chose qui fait sens ». [8]
Au sein de ces deux Séminaires, « Les non-dupes errent » et « R.S.I. », Lacan reprend donc la question du père à partir d’une logique œdipienne assez classique et traditionnelle du freudisme. La nouveauté réside dans l’introduction, au cœur de cette opération dont il s’est longuement étendu dans les années cinquante, de la dimension du symptôme. Au-delà de l’imaginarisation du père, Lacan opère un resserrement des registres, réel et symbolique, au niveau du symptôme. Pluralisation des Noms-du-Père car pluralisation des symptômes dans la manière de nommer, de nouer symbolique et réel. Ce changement de paradigme du Nom-du-Père, Lacan l’élabore à partir du maniement du nœud borroméen et de l’écriture concomitante. Il avance que le nœud est imaginaire, qu’il n’y a rien de plus spéculaire qu’un nœud. C’est tout autre chose si on en passe par l’écrit : R.S.I. C’est à entendre le procédé mathématique qui consiste à s’apercevoir de ce qu’il y a de réel dans le symbolique, que c’est par là qu’est pour nous dessiner un nouveau passage. [9] Le nœud en devient le support du sujet. Avec le passage du nœud à quatre consistances, Lacan réintroduit le complexe d’Œdipe freudien, en formulant : « Il a fallu à Freud, non pas trois – le minimum – mais quatre consistances pour que ça tienne […] Ce qu’il appelle la réalité psychique a parfaitement un nom, c’est ce qu’il appelle le complexe d’Œdipe. Sans le complexe d’Œdipe, rien ne tient, rien ne tient de l’idée qu’il a, de la façon dont il se tient à la corde du symbolique, de l’imaginaire et du réel ». [10] Lacan en vient alors à supposer que le Nom-du-Père est ce quatrième élément qui permet aux trois registres (R.S.I.) de tenir ensemble, d’être noués. C’est la nomination du symbolique sous la forme du symptôme qui va par conséquent être retenue parmi les deux autres, imaginaire et réel. Lacan évoque ces trois types de nominations à la fin de son Séminaire « R.S.I. », et promet d’y revenir l’année prochaine. Mais, sa lecture de l’écrivain James Joyce l’amène à y renoncer et à ne retenir que le symptôme pour son prochain séminaire, qu’il va nommer : Le Sinthome.
Au sein de son œuvre, J. Joyce a essayé de remédier à la carence de son père en ne cessant de faire vivre sa propre relation à son père. J. Joyce y croit à la carence de son père, il y reste enraciné tout en le reniant. C’est ce qui en fait son symptôme. Lors de la leçon du 10 février 1976, Lacan suppose que, dans ses écrits, J. Joyce se fait le rédempteur, et il définit la rédemption à un prototype de la père-version, à savoir l’amour du fils pour son père. C’est parce que J. Joyce croit que son père est carent, indigne, qu’il désire être un artiste, un écrivain, et surtout qu’il a voulu se faire un nom. Lacan remarque donc que c’est par l’intermédiaire de son art, que cet écrivain s’est construit un sinthome, c’est-à-dire un quatrième nœud réparateur, venant « faire tenir » les trois registres ensemble et compenser la carence paternelle. Dans ce séminaire des années 1975-1976, le Nom-du-Père ou le Père comme Nom est un symptôme ou un sinthome, soit le quatrième terme qui permet aux trois registres d’être noués ou d’avoir l’air d’être noués. Nous retrouvons ici la référence de Lacan à la père-version, c’est-à-dire aux différentes versions du père et à la singularité du père pris par son symptôme et par son désir vis-à-vis d’une femme. Le Nom-du-Père est ainsi, dans ce séminaire, un sinthome qui assure une fonction de nomination du réel. Il noue ensemble deux registres que sont le symbolique et le réel, assurant un chiffrage de la jouissance. Selon J.-A. Miller, « le Nom-du-Père est un appareil qui permet de récupérer le principe de plaisir, de réduire les tensions, de se comporter plus ou moins correctement avec la jouissance ». [11] Cette conception du sinthome et du Nom-du-Père permet de se focaliser sur les différentes inventions, mises en œuvre par les sujets, pour chiffrer la jouissance, au-delà de toute considération universaliste. Pluralisation des versions, des nouages au sein desquels le désir et l’amour du père ou pour le père restent centraux.
Photographie : ©Assbane Yasmina – yasminaassbane
[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 6 décembre 2000, inédit.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, inédit.
[5] Ibid.
[6] Cf. Miller J.-A, « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 avril 2011, inédit.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », op.cit., leçon du 11 mars 1975.
[8] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 15 décembre 2004, inédit.
[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « les non-dupes errent », leçon du 13 novembre, 1973.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 14 janvier 1975.
[11] Miller J.-A., « Lacan avec Joyce », La Cause freudienne, n° 38, Février 1998, p. 13.