Dans le régime de Gilead dépeint par Margaret Atwood dans son roman La servante écarlate, certaines femmes sont devenues des Servantes forcées à produire des nouveau-nés destinés aux futures mères que sont les Épouses. L’objectif de ce dispositif caractéristique de ce régime est d’endiguer le déclin important du taux de natalité. Les Servantes sont donc des femmes mises au service des couples Épouses – Commandants et n’ont pour seule fonction que la reproduction de l’espèce, séparée de la maternité, celle-ci étant l’exclusivité des Épouses. Pour ce faire, une fois par mois, le trio : Servante, Commandant et Épouse se consacre à la cérémonie qui a lieu dans la chambre des époux. En préambule à l’événement qui va suivre, un passage de la Genèse est récité : celui où Rachel, qui ne peut avoir d’enfant, demande à Jacob, son époux, de prendre sa servante Bilha comme outil de reproduction afin que, via l’utérus de cette femme, elle puisse avoir des enfants. Après cette lecture, vient donc le moment où June, la Servante et Serena, l’Épouse, sont toutes deux disposées sur le lit conjugal de façon à ce que le Commandant s’exécute. Elles sont toutes deux habillées bien que June ait sa robe retroussée jusqu’à la taille et « [p]lus bas, le Commandant baise. Ce qu’il baise c’est la partie inférieure de mon corps. Je ne dis pas faire l’amour, car ce n’est pas ce qu’il fait. Copuler ne serait pas approprié non plus, parce que cela implique deux personnes, or il n’y en a qu’une qui est en jeu. Violer ne convient pas non plus : il ne se passe rien ici à quoi je ne me sois engagée. Il n’y avait pas beaucoup de choix, mais il y en avait quelques-uns, et j’ai choisi ceci [1] ».
Pourquoi a-t-elle accepté cette fonction ? Parce que la maternité est, pour elle aussi, une des réponses possibles au manque féminin. Elle est toutefois interloquée lorsque le médecin chargé d’effectuer son contrôle de routine gynécologique lui dit que la plupart des Commandants sont stériles et qu’il peut donc lui offrir ses services. La prise de risque est cependant trop importante, elle refuse donc la proposition du médecin, se rhabille mais ses mains tremblent : « Pourquoi ai-je peur ? Je n’ai pas traversé de frontière, je n’ai pas fait confiance, pas pris de risque, tout est sauf. C’est le choix qui me terrifie. [2] » Et je rajouterais le mot désir dans le sens où « [c]’est en tant qu’il n’est pas là où il pensait lui-même se retrouver que le sujet désire sans savoir très bien ce qui alimente son désir [3] ».
Ce temps du désir va doucement creuser son sillon, inauguré par Serena elle-même en devenant, le temps d’une nuit, la complice de sa servante. Son idée : faire sortir June de sa chambre clandestinement afin qu’elle passe la nuit avec Nick, le chauffeur de la maison. Serena a là l’espoir que de cette nuit avec cet homme soit produit le fruit tant attendu. Ce rendez-vous sera surtout pour June le premier de plusieurs autres et lui donnera le goût de la témérité. Ceci la mènera dès lors à se risquer hors des sentiers battus du genre et des rôles qu’elle est tenue d’endosser.
Cette prise de risque, souvent déterminée, ce grain de folie, rejoint le genre femme tel que Lacan le conçoit : « comme une aspiration à se situer « en dehors » [4] ».
Comportement transgressif, discrète prise de risque, « régions méconnues de l’être hors norme [5] », June inviterait bien Serena à la rejoindre là où « l’entrée en scène de la féminité s’apparente à l’entrée en scène du grain de folie, car au regard de l’universel, le registre de la féminité relève de l’anormalité [6] ». Mais Serena, elle aussi réduite à sa fonction et écrasée par l’organisation sociale qu’elle a elle-même créée, reste sourde à cette invitation. Elle demeure inscrite dans la classe des Épouses. Elle choisit d’être toute au régime et aux lois qu’elle a contribué à mettre sur pied; ceci jusqu’à réduire l’autre femme à sa fonction procréatrice et à se réduire, elle, à son rôle de mère. Coûte que coûte, cette femme s’assure, ainsi, une place reconnue depuis toujours et dans toutes les civilisations : la place d’Épouse et de mère.
À travers ces deux positions féminines, nous observons que « [l]e féminin, n’excluant ni le féminisme ni la maternité, différent, supplémentaire, saisit toutes les contingences qui s’offrent. Il se loge, voire se réfugie, dans la pratique du silence, de la dissimulation, dans la résistance, la clandestinité, le calcul, la stratégie, l’impulsion, le risque, voire l’assassinat ou la mort [7] ».
Le titre « D’elle, j’aurai moi aussi des fils » est issu de la Genèse, 30 : 1-3.
Photographie : © Laporte Françoise : https://www.francoiselaporte.com/
[1] Atwood M., La Servante écarlate, Paris, Pavillon Poche, 2017, p. 159-160.
[2] Ibid., p. 107.
[3] Leguil C., L’Être et le genre. Homme/Femme après Lacan, Paris, PUF, 2015, p. 140.
[4] Ibid., p. 127.
[5] Ibid., p. 140.
[6] Ibid., p. 131.
[7] Brousse M.-H., « La maternité, ravage du féminin », La Cause du désir, n°103, novembre 2019, p. 59.