Aujourd’hui nous assistons à une nouvelle forme éducative qui touche au sexe de l’enfant avec le recours – certes minoritaire – au neutre pour le désigner. Plusieurs articles en témoignent. L’OBS Rue 89 publie le 25 septembre 2018, par Emilie Brouze : « Fille ou garçon ? “On préfère laisser notre enfant nous dire son genre” ». Parole de mamans : le premier réseau social des mamans publie le 17 septembre 2019 : « Ces parents qui refusent de dévoiler le sexe de leur enfant, découvrez pourquoi ! [1] » Enfant comme genre viennent recouvrir la différence sexuelle.
Le neutre : une histoire juridique
Le neutre dans la filiation a une histoire qui touche à la chute du patriarcat. Depuis l’émancipation féminine et la volonté de conjuguer le conjugo – famille, enfants – et vie professionnelle : entre homme et femme, père et mère, les choses changent, les repères se modifient. A témoin le fait que depuis la Loi du 4 juin 1970 [2], la mention puissance paternelle est remplacée par autorité parentale. En février 2019, un amendement a été adopté par les députés en première lecture stipulant que dans les formulaires scolaires, en substitution de père et mère, apparaîtront les mentions suivantes : « parent 1 » et « parent 2 ». Après l’égalité homme-femme place à la diversité des familles, où le neutre fait son apparition dans les textes de lois dans une volonté de non exclusion. Aujourd’hui, une nouvelle forme éducative fait son apparition : ce n’est plus le parent qui indique le sexe de l’enfant, choix lui est donné de dire aux parents de quel sexe est-il. Ce recours au neutre est expliqué dans une volonté de laisser l’enfant choisir son sexe, son orientation et dans une volonté de ne pas l’enfermer dans une identité binaire stéréotypée. Le genre se substitue au sexe, dans une volonté d’effacement de l’altérité des sexes, sous couvert d’égalité et de liberté. N’est-ce pas un leurre de penser que l’enfant peut échapper aux embrouilles du sexe et du désir ? Forclore le sexe ne rendra pas l’enfant maître de sa destinée parce que le rapport sexuel n’existe pas à qui parle comme tel. Aucune recette ne délivre un savoir pour faire avec son corps et celui de l’autre.
Subversion quant au sexe
La psychanalyse s’origine d’un scandale, celui de la découverte de Freud, quant à la sexualité dite « polymorphe » chez l’enfant qui prend racine de l’exigence pulsionnelle satisfaite dans le corps. Qu’est-ce que Freud cherche à attraper avec le concept de pulsion ? Ce que vise Freud avec le concept de pulsion dans les Trois essais sur la théorie sexuelle concerne la sexualité. Freud repère, à partir de l’expérience analytique, qu’il y a un désordre chez le sujet. Ce désordre touche le rapport du sujet avec son corps, avec les autres où amour, désir et jouissance ne font pas bon ménage. Fondamentalement, il y a un désordre, une dénaturation des fonctions du corps. C’est du fait qu’il est pris dans le langage que sa condition naturelle a le pouvoir de désorienter l’humain. La question de la reproduction est chez l’homme soumise au symbolique. Lacan indique l’affinité des énigmes de la sexualité avec le jeu du signifiant [3]. Ainsi, il y a une double cause au dérèglement du corps humain : naturelle d’une part, et causée par la prise du langage sur lui, d’autre part. Les pulsions partielles permettent à l’individu de se brancher sur l’Autre – de s’appareiller. Du fait d’être un corps parlant, il en découle une perte de libido dans son corps et un manque de signifiants qui lui diraient comment être homme ou femme dans le psychisme. Le sujet n’a de ce fait d’autre choix que de jouir par le biais des pulsions partielles, jouissance qui lui permet par ailleurs de se positionner comme homme ou femme, ce qu’indique Lacan : « La référence polaire activité/passivité est là pour dénommer, pour recouvrir, pour métaphoriser ce qui reste d’insondable dans la différence sexuelle. [4] »
Choisir son sexe
Le sujet a affaire au fait qu’il parle mais aussi au fait qu’il a un corps. Ce corps n’est pas que corps qui parle mais corps qui jouit. A partir des formules de la sexuation, Lacan écarte une répartition biologique des hommes et des femmes, au profit d’une répartition inconsciente à la jouissance. Côté femme, se logent les être parlants dont la jouissance ne s’inscrit pas toute dans le règne phallique. Une part y est inscrite mais pas toute. Côté homme, c’est le registre du tout phallique. Cette répartition inconsciente relève de l’insondable décision de l’être dans l’assomption de son sexe. Pour le dire avec Jacques-Alain Miller : « Le sujet en un certain sens choisit son sexe. C’est ce que Lacan a formulé avec le concept de sexuation. Cela veut dire que le sujet peut choisir sous quelle formule sexuelle il s’inscrit. Avec la psychiatrie et la psychanalyse, on s’est aperçu qu’il y avait pour des sujets, un sexe biologique et physique et puis qu’il y avait ce qu’on appelait un sexe psychique. [5] » À quoi au fond bute la théorie du genre ? Elle bute fondamentalement sur la jouissance qui n’a rien à voir avec les considérations sociales de l’identité sexuelle. Le sujet dans son rapport à l’Autre, est fondamentalement serf du langage. Le résultat de cette incidence, c’est le désir qui « ne relève pas de la nature : il tient au langage. C’est un fait de culture, ou plus exactement un effet du symbolique. Lacan parle de l’ordre symbolique. [6] ». Le désir est inconscient et son objet véritable se trouve dans son fantasme fondamental. C’est pourquoi le désir est toujours scandaleux, en infraction, car le fantasme est non conforme au discours dont le sujet est le produit transmis par la famille.
Le réel du sexe
Ce à quoi le sujet a affaire ne peut être résorbé par la problématique de l’identité. L’identité homme/femme ne résout pas ce qu’implique d’avoir un corps en proie à une jouissance inassimilable : le réel du sexe. Celui-ci qui ne peut être humanisé que par la voie de l’amour et du désir transmis par les discours établis venant de l’Autre – qui en constitue l’armature symbolique – et qui vous donne une direction dans le chemin escarpé de la vie. Si les discours [7] s’enroulent et tentent d’enserrer le réel, pour autant, une part de la jouissance y échappe. C’est ce qui échappe – ce réel – qui fera le lit des symptômes, révélant l’exil de tout être parlant, du rapport sexuel qui n’existe pas. Au-delà des discours établis, chacun – qu’il soit garçon ou fille – a affaire au corps comme jouissance au-delà du biologique. La jouissance vient faire effraction, agite le corps en-corps et hors-corps, dans ce temps de métamorphose qui signe l’éveil du corps sexué au moment de la puberté. C’est ainsi que l’on peut entendre cet éveil de l’organe sexué chez Lacan, dans l’Étourdit, ou : « de ce réel : […] – organe qui, pour ainsi lui ex-sister, le détermine de sa fonction, ce dès avant qu’il la trouve. C’est même de là qu’il est réduit à trouver que son corps n’est pas sans autres organes, et que leur fonction à chacun, lui fait problème, – ce dont le dit schizophrène se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi [8] ».
Pour conclure
Il s’agit pour chacun d’intégrer cette part de jouissance qui fait effraction et qui échappe pour une part au signifiant, provoquant un bouleversement subjectif – rébellions, passages à l’acte, remise en cause des discours familiaux, inhibitions, angoisses – particulièrement évidents à l’adolescence. D’un côté, il y a le sexe biologique, de l’autre côté, le sexe psychique et entre les deux, surgit le réel du sexe. Ne pas nommer le sexe de l’enfant, n’est-ce pas le lancer dans la sexuation sans aucune boussole pour s’orienter ? Pour dire oui ou pour dire non, faut-il encore qu’un Autre prenne la charge de donner une direction. Cette direction, est le signe du désir de l’Autre, indiquant ce chemin où « surgit une pierre de parole qui tient au sexe [9] ».
Photographie : ©Assbane Yasmina : https://www.instagram.com/yasminaassbane/
[1] https://paroledemamans.com/ma-vie-de-maman/actualites-ma-vie-de-maman/ces-parents-refusent-de-devoiler-le-sexe-de-leur-enfant-decouvrez-pourquoi: « Une fille ou un garçon ? C’est la question que tout le monde leur pose. Un couple de britannique a décidé de garder secret le sexe de leur bébé de 14 mois, rapporte la BBC. Chanti et Jake veulent en effet laisser la liberté à cet enfant de choisir son genre lorsqu’il en sera capable. Les parents d’Anoush, le prénom du nourrisson, souhaitaient également le ou la protéger des préjugés encore trop présents dans la société. Ils n’utilisent d’ailleurs pas « elle » ou « il » pour parler de l’enfant mais « ils », pour intégrer les deux genres. »
[2] Loi n°70-459 du 4 juin 1970 de l’article 16 du code civil.
[3] Lacan J., Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p.161 : « L’intégration de la sexualité à la dialectique du désir passe par la mise en jeu de ce qui, dans le corps, méritera que nous le désignions par le terme d’appareil – si vous voulez bien entendre par là ce dont le corps, au regard de la sexualité, peut s’appareiller, à distinguer de ce dont les corps peuvent s’apparier ».
[4] Ibid. p.175.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1987-1988, inédit.
[6] « Lacan, Professeur de désir », Entretien avec J-A. Miller, propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens, dans Le point, Publié le 06/06/2013 à 00:00 | www.lepoint.fr
[7] Lacan J., « L’Étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.
[8] Ibid.
[9] Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin Éditeur, 2018, p.20.