Dans ses ouvrages, Amandine Dhée s’inspire notamment des questions du désir, de la condition féminine et de l’émancipation. Elle se passionne pour « la rencontre, […] la place accordée à l’humain, au singulier [1] », « [l]e douloureux singulier qui pourtant [par l’écriture] prend la main des autres [2] ». Elle compose avec ce qui est étranger au regard de la conformité au discours commun et empêche la norme de ronronner tranquille. Dans La Femme brouillon, elle cerne de manière magistrale que les figures de l’étranger sont avant tout affaire de subjectivité et démontre comme elles sont tapies dans l’intime du quotidien, en l’occurrence dans celui d’une future, puis jeune mère.
Défaire la morale
La Femme brouillon se propose effectivement de regarder en face l’indicible, la violence, et même la « crasse [3] » auxquels l’expérience de la maternité confronte une être parlante. La psychanalyse partage cette position éthique exigeant de ne pas reculer devant ce pan pulsionnel peu reluisant. La Femme brouillon est ainsi une réponse, écrite dans une langue tranchante et loin d’être « maternante [4] », à la fois à certains discours féministes qui élude la question en réduisant la maternité à un « piège du patriarcat [5] », et à la fois à nombre de discours éducatifs ambiants tout faits qui ignorent et/ou refusent d’accorder une place à cette part d’étrangeté qui se réveille en même temps que naît un parent. Ceux-ci encensent à l’inverse maternité et parentalité pour n’en faire qu’épanouissement et accomplissement béats, à partir desquels il y aurait une bonne façon de faire pour vivre grossesse, naissance et éducation. En réaction à « L’homme sur l’estrade de la parentalité positive », la Femme brouillon s’arc-boute : « Je ressens l’urgence de défendre mes contradictions, ma peur de ne pas suffire, ma propre violence qui ne se règlera pas à coup de liste [des 10 choses à ne surtout pas dire à son enfant] [6] ».
L’enfant comme étranger
Car l’une des figures de l’étranger qui s’invite dans cette affaire de maternité, c’est bien entendu l’enfant lui-même qui, s’il produit une sorte d’amour inédit, ne génère pas moins l’ambivalence, parfois violente, de cette Femme brouillon. Il s’agit de l’enfant qui, déjà pendant la grossesse, sature tellement le corps « que la solitude n’existe plus [7] ». Celui qui, nouveau-né, « [prend] toute la place avec ses plis [8] », comble tout vide par son « corps urgent qui manque ou qui déborde [9] », qui « se faufile dans le moindre interstice [10] », ce « bébé vortex [qui] aspire tout [11] » et « siphonne [la] tendresse [12] » du couple parental. Ce bébé, encore, qui ne se dépose pas aux consignes des soirées littéraires [13] et qui, même absent, accapare et colonise le cerveau [14]. Celui qui, pour finir, lorsqu’il pleure « fissure [15] » sa mère en la confrontant en définitive à son propre manque, à sa propre « faille [16] » : « Les pleurs du bébé déterrent des souffrances enfouies à l’état brut [17] », écrit A. Dhée. En somme, pour le dire autrement, mais toujours sous la plume de notre auteure : « Du mou, du doux, du pastel. Au milieu de cette guimauve, où dire la violence d’être habitée par un autre ? Suis-je la seule à penser à Alien ? [18] »
Mère et femme : deux étrangères l’une pour l’autre
L’autre figure de l’étranger qui s’invite dans la vie de la Femme brouillon, c’est aussi son corps, que la maternité modifie et marque. Réel faisant effraction, il « existe […] trop [19] », jusqu’à en perdre ses « contours [20] ». « Je suis saturée de mon corps [21] », formule la narratrice.
Le lieu de ce corps est par ailleurs le départ de la bataille que n’auront de cesse de se livrer « la femme-lézard » et « la femme brouillon », ces deux étrangères l’une à l’autre que sont la mère et la femme. Lacan, en son temps, objectait fermement à la confusion de la féminité et de la maternité, soutenant que le destin de la femme n’était nullement la procréation et que le désir féminin n’était aucunement réductible au désir d’enfant. L’expérience de la clinique psychanalytique permet d’ailleurs de mesurer que certaines font le choix d’être mère précisément pour éviter d’être femme, ou encore, comme le formule Christiane Alberti, qu’« il est possible d’avoir un enfant dans son ventre mais pas dans sa tête, ou bien de se sentir mère de la terre entière sans en avoir aucun [22] ».
Malgré ce rapport d’étrangeté réciproque, A. Dhée n’évacue ni la femme, ni la mère, mais témoigne de l’écart béant entre les deux, de leur cohabitation jamais totalement garantie et toujours plus ou moins en cours de négociation. La Femme brouillon tâche à la fois de se sevrer, elle en premier lieu, de son enfant, « exhorte la femme-lézard […] à cacher ses écailles [23] » et à la fois se surprend à « [brandir] la maternité comme un trophée [24] ». Ses « identités se disputent [25] », écrit-elle, tout en fustigeant « la panoplie de désirs [26] » exclusivement maternels qu’en tant que femme on lui prête. Elle écrit la division que la mère ouvre dans la femme et vice versa. Il en résulte que pas davantage que pour être femme il n’existe de mode d’emploi pour être mère. Au lieu de cela, place à sa propre histoire infantile et à l’inconscient. Après s’être vue ravir par le nouveau-né en personne l’image lisse de la Vierge à l’Enfant, A. Dhée dégomme dès lors l’identification à la mère parfaite, voire à la mère tout court. Elle se dit être « maman comme une plaisanterie, un malentendu jamais dissipé [27] », et dénonce la notion d’instinct maternel [28], figuré sous l’espèce et les écailles de « la femme-lézard », prête à mordre tout intrus qui s’approche de son petit [29]. Leur sort fait à ces identifications et aux discours prêt-à-porter, n’étant d’aucun secours pour asseoir une position de mère qui vaille, se découvre qu’il n’existe aucun savoir préétabli propre à produire une mère (pas même dans les brochures de préparation au nursing, ni dans les tutoriels du même acabit sur YouTube). Et qu’à l’inverse, « [t]oujours pas de certitudes [30] ». Pourtant, « [l]e bébé ferme les yeux sur nos fêlures [31] », écrit A. Dhée, et « chacun s’arrange de ce malentendu [32] ».
L’issue singulière que se trace notre chère Femme brouillon, issue en point de suspension, sublime et digne du pas-tout féminin tel que l’a formalisé Lacan, s’épanouit à reconnaître les contours fluctuants d’une femme toujours « en devenir [33] ». Autrement dit, une femme qui tâche de ne pas cesser d’être une femme en devenant mère – et qui s’invente sa propre façon d’être mère avec cet enfant-là. Cessant finalement de croire aux identités féminines et maternelles par lesquelles elle se définit et se redéfinit sans cesse, elle décide d’assumer cette condition rebelle à toute assignation ou identification définitive, et d’« [e]ntraîner dans le mouvement [de la danse non encore policée du bébé] la gosse qui n’a pas les mots, l’ado blessée, la femme-lézard, la féministe, l’écrivaine et la demi-mère. Une danse qui bégaie, qui tiraille. Je suis encore une femme brouillon [conclut A. Dhée]. C’est parfait. Je ne suis décidée par rien, mais rien ne me décide [34] ».
Photographie : ©Valérie Buchel
[1]. Dhée A., La Littérature, ça n’arrive pas qu’aux autres, livret disponible sur le site des Éditions La Contre Allée, 2015, p.36. http://lacontreallee.com/documents/la-litt%C3%A9rature-%C3%A7a-narrive-pas-quaux-autres
- 36.
[2]. Dhée A., Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain, Lille, Éditions La Contre Allée, 2013
- 5.
[3]. Dhée A., La Femme brouillon, Lille, Éditions La Contre Allée, 2017, p. 82.
[4]. http://www.lacontreallee.com/sites/default/files/argumentaire-femmebrouillon.pdf
[5]. Dhée A., « Amandine Dhée : le statut ambigu des femmes », L’Enfant et la vie, entretien avec Élisabeth Martineau, p. 17. Disponible en ligne http://www.lacontreallee.com/sites/default/files/revuedepresse_femmebrouillon_07-03-2018.pdf
[6]. Dhée A., La Femme brouillon, op.cit. p. 81-82.
[7]. Ibid., p. 34.
[8]. Dhée A., Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain, op. cit., p. 64.
[9]. Ibid., p. 64.
[10]. Dhée A., La Femme brouillon, op. cit., p. 58.
[11]. Ibid., p. 58.
[12]. Ibid., p. 67.
[13]. Ibid., p. 63.
[14]. Ibid., p. 65.
[15]. Ibid., p. 41.
[16]. Ibid., p. 79.
[17]. Ibid., p. 79.
[18]. Ibid., p. 15.
[19]. Ibid., p. 11.
[20]. Ibid., p. 43.
[21]. Ibid., p. 67.
[22]. Alberti Chr., argument des 44e Journées de l’ECF, « Être mère. Fantasme de maternité en psychanalyse ».
[23]. La Femme brouillon, p. 72.
[24]. La Femme brouillon, p. 76.
[25]. La Femme brouillon, p. 75.
[26]. La Femme brouillon, p. 14.
[27]. La Femme brouillon, p. 52.
[28]. Amandine Dhée, Bondy blog : http://www.lacontreallee.com/sites/default/files/revuedepresse_femmebrouillon_07-03-2018.pdf.
[29]. La Femme brouillon, p. 46.
[30]. La Femme brouillon, p. 83.
[31]. La Femme brouillon, p. 52.
[32]. La Femme brouillon, p. 54.
[33]. Dhée A., Causette, janvier 2018, p. 84.
[34]. La Femme brouillon, p. 86.