Mon titre [1] fait écho à celui de votre Cycle de Conférences, « L’homme, la femme et la rencontre ». Mais s’il s’agit des « mystères de la rencontre d’hommes et de femmes » aujourd’hui, « à l’époque du déclin du Père », pourquoi diable commencer par parler du désir d’enfant ? On s’attendrait à ce que je parle d’amour et de couple. On pourrait même, à lire trop vite, faire un raccourci et déduire que voilà la solution de l’énigme : l’enfant comme trait d’union, qui fait couple, et qui fait de deux une famille. C’est le retour de la Sainte-Trinité ! Mais bien sûr, vous l’aurez remarqué, mon titre n’est pas « les pères, les mères, le désir d’enfant », mais « les hommes, les femmes », au pluriel et non pas « l’homme, la femme ». Il y a un écart – mais aussi une articulation – entre les hommes et les femmes d’une part et les pères et les mères d’autre part. Il y a un écart entre le Père et les pères, entre homme et père, ou encore entre femme et mère. Le dit désir d’enfant, qu’il faudra tenter de définir un peu mieux, se situe dans cet écart ; loin de faire la liaison « naturelle », il met en exergue, il exacerbe même ces décalages, ces zones de non-recouvrement.
Ce désir d’enfant, à mettre provisoirement entre guillemets, est lui-même une énigme. Il est aussi énigmatique que la différence sexuelle et que le rapport entre les sexes. En abordant le désir d’enfant à partir des hommes et des femmes, et non pas d’emblée à partir du père et de la mère, j’interroge la fonction de ce désir et la place que peut prendre un enfant dans la subjectivité de sa mère en tant que femme, comme de son père en tant qu’homme. À la suite de Lacan, je mets au centre de la question de l’enfant ou du désir d’enfant la question sexuelle et la façon dont chaque être parlant doit se débrouiller avec elle. C’est toujours compliqué parce que, contrairement au règne animal, il n’y a pas d’instinct qui prescrit à un homme et une femme comment faire. La sexualité des êtres parlants est toujours problématique.
Il faut en effet distinguer la sexualité biologique ou anatomique de ce que Lacan a appelé la sexuation. Ce terme indique qu’il y a une position à prendre, un choix, même inconscient, par rapport au sexe biologique, ce qu’il appelle aussi « l’assomption » de son sexe. Autrement dit, il n’y a pas de sexualité qui vienne naturellement au sujet : « Dans le psychisme, il n’y a rien par quoi le sujet puisse se situer comme être de mâle ou être de femelle [2] », nous dit Lacan. Freud, déjà, affirmait que « activité » et « passivité » ne suffisaient pas à représenter homme et femme. D’autre part, la relation entre les sexes n’est pas non plus programmée par l’inconscient : il n’y a pas d’instinct qui dirait quoi faire comme homme ou comme femme. Rien n’oblige un homme à s’intéresser à une femme et inversement, le choix d’objet n’est pas, lui non plus, « naturel » – pour évoquer ici de biais la question qui agite l’opinion publique sur le mariage homosexuel. Lacan a formulé cela sous la forme d’un énoncé logique, avec son axiome bien connu : « Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de rapport qu’on pourrait écrire comme une loi mathématique (H – F). Il y a des figures d’hommes et de femmes, bien sûr, auxquelles on peut s’identifier, il y a des représentations inconscientes, au sens freudien (Vorstellungen), représentations refoulées, comme l’écrit Lacan dans son texte sur la sexualité féminine de 1962 [3]. Il y a des relations sexuelles en tous genres bien sûr, mais rien n’écrit, comme dans l’algèbre, ce qui ferait rapport et loi. Il y a un trou dans le savoir concernant la sexualité, un « sans loi ». Autrement dit, il y a là un point de réel – j’entends là le réel au sens lacanien, qui n’est pas la réalité mais ce qui ne peut se situer que hors symbolique et hors imaginaire.
Là où le discours de la science évacue la question sexuelle, le discours de la psychanalyse, dans la pratique analytique, prend comme boussole ce réel hors sens qu’est le non-rapport sexuel et prend en compte le fait que chacun le rencontre et y apporte ses solutions, plus ou moins stables, plus ou moins satisfaisantes. Souvent d’ailleurs, quand quelqu’un demande à rencontrer un psychanalyste, c’est que les réponses qu’il s’était construites à ce propos vacillent, voire s’effondrent. Pris sous cet angle, le désir d’enfant est une réponse au réel. Dans une analyse, quand l’analysant, homme ou femme, interroge ce qui achoppe dans son existence, qu’il déchiffre ce qui le détermine et ce qui l’anime, le désir d’enfant peut s’articuler en termes de désir, d’amour et de jouissance.
Prendre les choses à partir de ce point de réel pour les hommes et les femmes, plutôt que par la triade père-mère-enfant, marque un écart par rapport aux représentations traditionnelles de la famille et du couple où le désir d’enfant trouverait à se définir. Ces formes traditionnelles ne sont d’ailleurs plus évidentes du tout aujourd’hui. En Belgique comme en France, les formes familiales et conjugales sont variées : familles monoparentales et recomposées sont presque devenues plus courantes que les familles classiques ; le mariage n’est plus la règle, les couples de même sexe sont reconnus par la loi ; en Belgique, le droit des homosexuels à la procréation est acquis depuis une dizaine d’années, après celui d’adopter qui l’avait précédé. Inutile de rappeler le débat à ce sujet en France, la contestation du « mariage pour tous » et ses conséquences quant à la procréation et la filiation. Certains opposants ont utilisé la psychanalyse (le Nom-du-Père, etc.) comme argument contre le projet de loi. Nous ne déplorerons pas ces phénomènes contemporains, nous n’avons pas la nostalgie des temps anciens ! En tant que psychanalystes, nous avons plutôt à les reconnaître, à les situer et à répondre aux effets subjectifs qu’ils engendrent.
Je ne suis pas une spécialiste de ces questions vastes et complexes, mais j’ai eu récemment plusieurs opportunités de m’y intéresser, en particulier à partir de ma propre expérience d’analyse, dont j’ai rendu compte dans mon travail d’Analyste de l’École. Je m’y étais penchée sur la question de la féminité, et notamment sur l’articulation et l’opposition femme/mère. J’avais témoigné de ce qu’il m’avait fallu entamer ma croyance en La femme pour pouvoir avoir des enfants, puis comment le rapport même à mes enfants recelait quelque chose de pulsionnel.
Malgré le titre de mon intervention aujourd’hui, apparemment symétrique, il ne s’agit pas tant d’approcher la position des femmes et puis celles des hommes par rapport à un même objet (l’enfant) que d’interroger la place d’un homme et d’un enfant pour une femme – un peu à la façon dont Freud décrit dans ses « Conférences sur la féminité » ce qu’il appelle le devenir femme de la petite fille, un chemin parsemé d’embûches, qui n’est pas symétrique à celui du garçon : elle passe de l’attachement à la mère à l’amour du père qui passe le relais à l’homme, et elle obtient par lui l’enfant d’abord désiré du père.
L’expression désir d’enfant n’est pas véritablement un concept analytique bien qu’on la trouve chez Freud et chez Lacan. On la rencontre bien plus souvent chez les postfreudiens, et pour cause : la relation mère-enfant y a un statut théorique fort différent. Dans le langage courant, l’expression semble explicite, du moins croit-on savoir ce qu’elle veut dire. Mais parlons-nous de la même chose ? J’ai donc cherché quelques repères et je vous propose quelques balises ; en me référant à Freud et à Lacan, et à quelques citations précises, je commenterai quelques axes : le déclin du Père qui marque le pas du Nom-du-Père aux pères singuliers, le binaire mère/femme, l’enfant comme phallus et comme objet, les effets de la science, la famille moderne et la transmission d’un désir particularisé.
À propos dudit désir d’enfant
Ce qui tombe sous le sens, c’est de le prendre comme « vouloir un enfant » ou aussi bien un « ne pas vouloir ». Le vœu, la volonté, la décision, le refus : autant de modes d’apparition dans le conscient d’un rapport subjectif à la possibilité de l’apparition dans la réalité d’un être nouveau, à part, qui advient dans un état de dépendance complète. Mais parfois cet être n’a que très peu de réalité psychique avant de naître : je pense à des cas de femmes où j’ai rencontré le refus, frisant le déni de grossesse, ou bien la volonté d’être enceinte en ayant après le plus grand mal à subjectiver l’enfant. De nombreuses fois, le désir d’enfant exprimé est loin d’être univoque, c’est un « oui, mais… » ou c’est un « non », suivi d’un « accident ». Il est clair qu’il faut distinguer le « désir d’enfant » de la volonté ; un enfant non voulu n’est pas forcément un enfant non désiré. Nous savons qu’une négation peut être une affirmation, un refus peut être un désir. Autrement dit, le désir d’enfant est pris dans une logique inconsciente, que la psychanalyse met en lumière.
La notion de désir d’enfant mène à des confusions si on ne prend pas en compte l’inconscient et le réel. Aujourd’hui, l’« enfant non désiré » désigne souvent l’enfant non programmé ; cette équivalence, effet de la science, écrase la dimension du désir inconscient.
Le discours médical et les développements du savoir scientifique sur la conception exacerbent la question au point que, selon l’expression d’Éric Laurent, qui ouvrait un dossier sur la maternité dans le magazine L’Âne en 1981, le désir d’enfant devienne un nouveau symptôme de la femme et une manifestation du malaise dans la civilisation [4]. La réponse par les techniques diverses de procréation assistée crée une sorte de droit à l’enfant mais, comme le souligne François Ansermet [5], cela ne change pas ce qui fait le réel de tout enfant qui confronte ses parents à une rencontre inattendue – j’ajouterais que cela vaut tout autant pour la rencontre avec l’enfant adopté. Le discours analytique fait sa place à l’imprévisible de cette rencontre, signe d’un réel, impliquant la réponse d’un désir.
La notion de désir d’enfant doit donc être problématisée. A cet égard, la distinction lacanienne entre demande et désir peut nous orienter. D’autre part, il faut remarquer qu’il n’y a pas de désir d’enfant universel, pareil pour tous. La question sera donc de s’intéresser, comme dit É. Laurent, à « la particularité du désir qui a produit l’enfant [6] ».
Cette dimension de particularité du désir est cruciale et a été formulée de diverses façons par Lacan au fil de son enseignement : par exemple, par l’affirmation de cette particularité contre la norme dans le Séminaire, livre VI, par la nécessité de la transmission d’un « désir qui ne soit pas anonyme [7] » dans la « Note sur l’enfant », par la notion de père-version dans le Séminaire « R.S.I. », par l’accentuation de « la façon dont [un sujet] a été désiré [car] la façon dont a été instillé [au sujet] un mode de parler ne peut que porter la marque du mode sous lequel les parents l’ont accepté [8] » dans la « Conférence à Genève sur le symptôme ». Je signale ces références intéressantes, je n’en développerai que quelques-unes dans la suite de cet exposé.
Du Père aux pères singuliers
Jacques-Alain Miller formule, à propos du déclin de l’ordre du Père, que nous avons perdu la boussole du Père, de l’Autre qui garantit l’ordre symbolique [9]. Ce déclin va de pair avec la prédominance de la dimension de la jouissance, du plus-de-jouir, comme Lacan l’appelle : l’objet a.
Le Nom-du-Père, élaboré par Lacan dans les années cinquante comme clef de voûte de l’ordre symbolique qui organise l’univers du sujet et rend possible le lien social, est souvent la seule chose que le public ou le champ psychosocial retient de son enseignement. Lacan a traduit en termes structuralistes et linguistiques, par la métaphore paternelle, l’opération structurante pour le sujet de l’Œdipe freudien et de son traitement de la castration. Mais il a ensuite pluralisé cette fonction ; cette fonction de nouage pouvant être assurée par autre chose que l’Œdipe. À la base de cette nouvelle conceptualisation, des années soixante et dix, il y a même l’axiome que pour chacun au départ, le nœud Symbolique-Imaginaire-Réel qui constitue l’homme (LOM), qui fait le sujet « trinitaire », ce nœud est dénoué. Il faut donc que chacun bricole sa propre solution – et c’est ce que Lacan appelle la fonction du symptôme ou sinthome, qui fait du Nom-du-Père un cas particulier de symptôme [10]. Le complexe d’Œdipe n’est qu’une des versions possibles de cette fonction.
Dans le Séminaire VI, Lacan fait de la perversion une contestation de la norme du père et dans « R. S. I. », il dira ironiquement du Nom-du-Père que ce n’est après tout qu’une père-version – qu’on peut lire comme « version vers le père » ou aussi comme « version du père » [11]. Un père est digne de respect s’il transmet sa version de jouissance, en tant qu’il s’occupe d’une femme dont il fait la cause de son désir [12] : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si ledit amour, ledit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme l’objet a qui cause son désir. Mais ce qu’une femme en a-cueille ainsi n’a rien à voir dans la question. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets a, qui sont les enfants, auprès de qui le père pourtant intervient […]. Peu importe qu’il ait des symptômes s’il s’y ajoute celui de la père-version paternelle, c’est-à-dire que la cause en soit une femme, qui lui soit acquise pour lui faire des enfants, et que de ceux-ci, qu’il le veuille ou pas, il prenne soin paternel [13] ». Lacan ne renvoie donc plus le père à la loi universelle de l’interdit, mais à la particularité du couple formé avec une femme objet de son désir : c’est le un par un de ceux qui deviennent pères.
Le déclin du Père ne veut pas dire : Le Père est mort, tout est permis. Lacan dira plutôt : Le Père, « [o]n peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir [14] ». On peut s’en servir comme d’un instrument, d’un outil, sans y croire, ce qui suppose de ne pas en faire une religion.
Qu’est-ce que cela implique quant au désir d’enfant ? Cela suppose l’implication de la singularité d’un homme – qui par ailleurs ne peut s’égaler au Père, à la fonction, mais s’y rapporte par le truchement du rapport à une femme comme objet a. Lacan n’identifie jamais les pères concrets à la fonction symbolique. Une question me semble ici à explorer à partir de la clinique : y a-t-il un désir d’enfant qui ne féminise pas les hommes ni ne les « maternise » ?
Mère/femme
Dans une conférence très éclairante à Rome, en 1993, J.-A. Miller remarque que « le désir d’être mère, chez le sujet féminin, quand il est présent, est d’une intensité incomparable avec le désir d’être père chez l’homme. Et le désir d’être mère occupe une place toute différente car il est chez la femme en prise directe sur la castration [15] ». Il y avance cette dichotomie, qu’il reprendra aussi dans son Cours récent sur l’Être et l’Un : la mère est celle qui a, la femme est celle qui n’a pas. C’est une thèse qui s’inscrit dans la perspective phallique. Or, nous le verrons, tout ce qui relève du féminin et de la mère ne se subsume pas dans la dimension phallique. Quoiqu’il en soit, une femme, mais aussi un homme, a affaire à cet écart femme/mère. Il y a de la femme dans la mère. Certes, on peut vouloir être exclusivement mère, toute à ses enfants, exclure l’homme ; on peut vouloir être exclusivement femme et refuser la maternité, mais, remarque J.-A. Miller, le choix exclusif ou femme ou mère est plutôt le fait des hommes. Autrement dit, une femme, quant à elle, trouve ses façons de faire, elle trouve un savoir-y-faire avec cette polarité ou cherche à le trouver – c’est ce qui motive bon nombre d’analyses de femmes.
Voyons maintenant comment cette tension mère/femme et ses incidences sur le désir d’enfant s’articulent chez Freud et à différents temps de l’enseignement de Lacan.
Freud a pris la question entièrement dans la perspective du phallus et de la castration : être mère est un destin du penisneid féminin. La petite fille se situe avec un moins – ce « moins », ce « ne pas avoir », Lacan le traduira comme « nostalgie du manque-à-avoir ». Ce qu’elle n’a pas obtenu de sa mère, elle le demande au père : le désir de pénis est remplacé par le désir d’enfant et devient « le but du désir féminin le plus fort », écrit Freud. C’est même paradoxalement « un désir féminin par excellence [16] ». La féminité est donc pour lui la conjonction de femme et de mère. C’est une solution du côté de l’avoir. Mais il décèle un reste de l’opération : une rage typiquement féminine dans le rapport à la mère ou à son relais, le mari. Freud lui-même était resté avec une énigme, un reste que ne résorbait pas tout ce qu’il avait essayé de saisir sur le « devenir femme » de la petite fille : « Que veut la femme ? »
Bien que Lacan reprenne la question en termes phalliques, dès le début de son enseignement, on trouve des indications que le binaire mère/femme ne se résorbe pas dans le registre phallique.
Ainsi, comme J.-A. Miller l’a isolé dans sa présentation du Séminaire IV, la « mère inassouvie », quaerens quem devoret [17], est une figure de « l’insatisfaction constitutive du sujet femme [18] ».
Dans son écrit sur la sexualité féminine, au décours d’une phrase qui ne reçoit pas de plus ample développement, Lacan invite à « interroger si la médiation phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme, et notamment tout le courant de l’instinct maternel [19] ». Dans ce texte, il montre comment porter l’accent sur la mère et la relation mère-enfant obscurcit la question de la sexualité féminine. Ce faisant, il se démarque complètement de la psychanalyse postfreudienne, où la mère est un personnage central, que ce soit dans le courant « génétique » d’Anna Freud ou dans le courant de la « relation d’objet, qui provient de Melanie Klein [20] ». La mère, quand Lacan en parle, n’est pas – ou pas seulement – cet Autre imaginaire ou mythique. Et justement, pour lui il n’y a pas ce duo mère-enfant tout seul à l’origine de tout ! La mère n’existe pas sans le père et pas sans la femme.
J.-A. Miller a apporté à Lausanne une indication précieuse sur la mère, qui nuance l’opposition stricte mère/femme : la mère peut elle-même être manquante, en tant que mère de l’amour qui donne ce qu’elle n’a pas. Cela suppose qu’il y ait une place pour le rien, qu’elle ne soit pas toute pour ses enfants et ses enfants pas tout pour elle, que son désir « diverge [21] », soit appelé ailleurs. En ce sens, l’enfant ne comble pas la mère, il « divise » une femme entre mère et femme. S’il ne fait que la combler, il devient l’objet de la mère dans une relation duelle.
On se trouve ici au joint de la formalisation du statut de l’enfant comme phallus ou comme objet a et on reconnaît les termes de la « Note sur l’enfant » de 1969, dont on ne retient souvent que si l’enfant est objet, c’est la marque de la psychose. Or, à la fin du texte, Lacan généralise ce statut de l’enfant comme objet venant obturer le manque chez une femme, quelle que soit sa structure ; je cite cette phrase dont la formulation un peu énigmatique me paraît avoir tout son intérêt : « Bref, l’enfant dans le rapport duel à la mère lui donne, immédiatement accessible, ce qui manque au sujet masculin : l’objet même de son existence, apparaissant dans le réel. [22] » Cette apparition à l’extérieur d’elle-même peut expliquer le postpartum psychotique, mais comme le fait remarquer É. Laurent, c’est ce qui se passe toujours à la naissance de l’enfant, qui est un moment subjectif difficile pour une femme quelle que soit sa structure [23]. Toute une série de phénomènes se produisent dans cette zone, qui font que les « relations passionnelles et passionnées qui lient mère et enfant sont difficiles à saisir » et à « réduire aux catégories névrose, psychose et perversion [24] ».
À partir de ces années-là, Lacan évoquera toujours l’enfant comme objet a, que ce soit dans le Séminaire « R. S. I. » – une femme, comme objet a d’un homme, a elle-même ses objets a, les enfants – ou dans le Séminaire Encore : « À cette jouissance qu’elle n’est pas-toute, c’est-à-dire qui la fait quelque part absente d’elle-même, absente en tant que sujet, elle trouvera le bouchon de ce a que sera son enfant. [25] »
Dans ce Séminaire XX et ceux qui l’entourent, Lacan part de cet au-delà phallique, de ce reste énigmatique, et fait des avancées nouvelles sur la question de la féminité au-delà de l’Œdipe. Il y formalise la sexuation comme une différence de logiques : d’un côté, la logique du tout, qui est celle du Un, du Père et de l’exception, et de l’autre, celle du pas-tout, de l’illimité.
Lacan désubstantialise en quelque sorte l’homme et la femme, puisque chacun peut se ranger d’un côté ou de l’autre, indépendamment du sexe biologique. Une femme, d’autre part, « se dédouble », entre le régime phallique auquel elle appartient toujours, et son accès possible à la dimension du pas-tout, à l’Autre jouissance. Comment s’articulent ces deux versants ? Ce sont des « moments » : la jouissance féminine se saisit par éclipses, dans les écarts entre les deux. C’est ce que montre l’exemple fameux de Médée – dans le « moment Médée » : « Médée est là pour nous montrer ce qui arrive quand surgit le ²de la femme² tapi dans la mère – quand la logique du signifiant femme l’emporte sur mère. [26] » « Une vraie femme, c’est le sujet quand il n’a rien – rien à perdre. [27] » Épouse et mère parfaite, elle est trahie par Jason qui veut se marier avec la fille de Créon. Elle perd toute joie de vivre et refuse toutes ses propositions de compensation. « Elle est déjà dans une zone où l’avoir n’a plus aucune valeur sans cet homme-là. [28] » Elle se venge, non pas en tuant l’homme infidèle, mais en tuant ce qu’il a de plus précieux : sa nouvelle épouse et ses propres enfants. Médée aime ses enfants mais elle sacrifie « ce qu’elle a de plus précieux pour creuser en l’homme un trou qui ne pourra pas se refermer » : c’est la vraie femme qui outrepasse les limites, qui agit avec le moins et non le plus, dans la relation à un homme.
Sans doute certains infanticides sont-ils à lire dans cette logique-là mais des comportements moins extrêmes témoignent de cette dimension : « Il n’y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens. [29] » « Cela signifie que chacune est capable d’aller jusqu’au ne-pas-avoir et de se réaliser comme femme dans le ne-pas-avoir. [30] » On sait que Lacan a vu dans l’acte de Madeleine Gide, qui brûle les lettres de Gide, qui étaient si précieuses à l’auteur, un acte de vraie femme.
Ce rapport à l’illimité, c’est ce qu’ont en commun l’amour féminin et le ravage que Lacan situe dans l’amour illimité d’une femme pour un homme, l’homme étant pour elle « pire qu’un sinthome […] un ravage [31] », mais aussi dans le rapport mère-fille, le ravage maternel concernant ce qui peut se transmettre – ou plutôt ce qui ne le peut pas : le silence de la transmission mère-fille est structural. L’impossible de dire La femme ou la jouissance illimitée aperçue chez sa mère sont ce qu’une fille à l’occasion peut apercevoir – et haïr – chez sa mère. Je crois que cela peut avoir des conséquences sur le désir d’enfant chez certaines femmes, je pourrais en donner des exemples : infertilité inexpliquée, impossibilité d’assumer le rôle de mère, affolement et culpabilité devant les cris de l’enfant…
La famille moderne et la transmission d’un désir incarné
Je m’arrête brièvement, pour terminer, sur la famille parce que Lacan y a vu un lieu de transmission d’un désir et que cela me semble donner à la notion de désir d’enfant une portée plus large que celle de la procréation.
Lacan, dans la « Note sur l’enfant », isole la famille conjugale comme résidu, non pas la famille classique, celle du pater familias, mais une forme qui subsiste malgré les tentatives de faire communauté autrement – famille qui certes prend aujourd’hui des formes diverses, complexes. C’est un lieu où il ne s’agit pas de la « transmission de la vie selon la satisfaction des besoins », mais celui de « la constitution subjective, impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme », c’est-à-dire d’un désir vivant, incarné.
Père et mère sont des noms donnés à ces fonctions, portées par des hommes et des femmes vivants et particuliers : « Lacan situe alors les fonctions du père et de la mère comme les noms qui marquent une particularité du désir d’enfant dans toutes les sociétés. [32] » « Le nom de mère est donné à ce qui marque la particularité du soin vital : ²ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé […] le fût-il par la voie de ses propres manques.² […] Le nom de père est ²le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir.² [33] »
Le père est ici un père vivant, qui est « fait chair ». L’incarnation de la Loi dans le désir, ce n’est pas la normalisation du désir. Lacan ne défend pas la famille comme une tradition. Ce qu’il a fait du père et de la mère, c’est-à-dire des fonctions, des marques d’un désir, est tout à fait d’actualité, même dans le cas de couples homosexuels, de familles monoparentales, de femmes ou d’hommes seuls qui désirent un enfant. « Qui va s’occuper des enfants ? », s’écriaient les opposants au mariage homosexuel, se réclamant du Nom-du-Père de Lacan. A quoi É. Laurent rétorquait que le Nom-du-Père est une « fonction dont une femme peut être porteur […] le nom d’une invention de la façon dont une époque vit la contingence du rapport des sexes [34] ». Lacan n’a jamais défendu la norme – c’est clair depuis « Les Complexes familiaux », de 1938 ! Il ne défend pas la famille, le couple. Il ne s’agit pas de normes, mais de désir – le désir d’enfant peut être entendu à cet égard comme désir d’une transmission, transmission d’un désir, d’une version de la jouissance.
C’est très différent de ce qui, dans le discours d’aujourd’hui, remplace souvent le terme de famille : celui de « parentalité ». Marie-Hélène Brousse [35] relève très justement que ce néologisme indique une symétrie et une égalité entre le père et la mère. « Parent » remplace père et mère mais efface du même coup la différence des sexes et le réel qui est là au cœur de cette différence.
L’analyste, dans cette conjoncture, et quand il accueille des sujets un à un, sans a priori et sans représenter la norme, lui aussi doit inventer. C’est pourquoi le discours analytique appliqué introduit lui-même la dimension d’un désir incarné, qui ouvre la possibilité à chaque sujet de construire son destin.
Photographie : ©Véronique Servais
[1] Conférence prononcée le 25 janvier 2014 dans le cadre du Cycle des Conférences de l’Association de la Cause freudienne Méditerranée-Alpes-Provence.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 186.
[3] Cf. Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 728.
[4] Cf. Laurent É., « Un nouveau symptôme de la femme. L’effet-mère », L’Âne, n°2, été 1981.
[5] Cf. Ansermet, F., « Le roman de la congélation », La Cause freudienne, n° 60, juin 2005, p. 55-61.
[6] Laurent, Éric, « L’enfant à l’envers des familles », La Cause freudienne, n° 65, Mars 2007, p. 55.
[7] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[8] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 12.
[9] Cf. Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », Mental, n° 30, octobre 2013, p. 157-171.
[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 167 : « ce qu’il en est du Nom-du-Père, au degré où Joyce en témoigne, je le coiffe aujourd’hui de ce qu’il convient d’appeler le sinthome ».
[11] Cf. Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », op. cit.
[12] Cf. Laurent É., « De Tel Aviv à Rome, entre ombres et lumières », Quarto, n° 87, juin 2006, p. 21-22.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre xxii, « R. S. I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, no 3, mai 1975, p. 107.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 136.
[15] Miller, J.-A., « Madre Donna », intervention à Rome, 1993 (inédit).
[16] Freud S., « La féminité », Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 172.
[17] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994.
[18] Miller J.-A., « Présentation du Séminaire IV », La Lettre mensuelle, n° 128, avril 1994, p. 15.
[19] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op.cit., p. 730.
[20] Brousse M.-B., « La mère dans la psychanalyse », Quarto, n° 47, mai 1992, p. 25.
[21] Miller, J.-A., « L’enfant et l’objet », La Petite Girafe, n° 18, décembre 2003, p. 7.
[22] Lacan J., « Note sur l’enfant », op. cit., p. 374.
[23] Laurent É., « Une lecture de la ²Note sur l’enfant² », Bulletin du Groupe Petite Enfance, n°18, oct. 2002, p. 12.
[24] Laurent É., « La psychanalyse guérit-elle du transfert ? », Bulletin UFORCA pour l’UPJL, 13 février 2012, p. 10, publication en ligne (www.lacan-universite.fr).
[25] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 36.
[26] Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n° 89, mars 2015, p. 114.
[27] Ibid.
[28] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, no 36, mai 1997, p. 10.
[29] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
[30] Miller, J.-A. « Des semblants dans la relation entre les sexes », op. cit., p. 10.
[31] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 101.
[32] Laurent É., « Le Nom du Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, n° 60, Juin 2005, p. 139.
[33] Ibid., p.139-140.
[34] Laurent É., « Qui s’occupera des enfants ? », Lacan Quotidien, n°270, 25 janvier 2013, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[35] Cf. Brousse M.-H., « Un néologisme d’actualité : la parentalité », La Cause freudienne, n° 60, Juin 2005, p. 117.