Fantasme de maternité ? Désir inconscient d’enfant ? Fantasme, fiction, réel ? Si ce désir d’enfant permet à la femme d’accéder dans le réel de son corps à la maternité, quid pour l’homme ? Le fantasme de grossesse n’est pas homogène au fantasme d’avoir un enfant. Quelle est donc la nature de ce fantasme chez l’homme ? Serait-il l’écran qui dissimule l’angoisse liée à la différence des sexes ?
La psychanalyse s’est très vite dégagée de ce préjugé de nature de l’instinct maternel. La maternité dépasse la biologie de la procréation et de la gestation. La classique attribution au père de la fonction de la Loi et à la mère celle du soin est définitivement bouleversée au XXIe siècle.
« The pregnant Man »
Le cas de Thomas Beatie, dit « l’homme enceint », est un fait divers qui va nous démontrer comment la technologie permet de faire surgir dans la sphère du visible la croyance au père. Ici le fantasme, dans les avancées de la science, se réalise dans le réel du corps d’un dit homme. C’est par le fantasme, nous indique Lacan en 1972, et seulement par là qu’un homme entre en rapport avec une femme en l’appréhendant « quoad matrem » [1]. Les progrès de la science vont-ils parvenir à changer le rapport au phallus, pour peu que le statut de « porteur d’enfant » ne tienne plus compte de l’anatomie ? Comment vont se décliner les signifiants père et mère, homme et femme ?
En proposant de réfléchir sur l’expérience transgenre de la parenté à partir de l’histoire de Thomas Beatie, ce n’est plus la question de la transformation de genre à proprement parler qui se pose mais plutôt de la manifestation des potentialités procréatrices des corps transsexués. Qu’indiquent ces expériences, certes minoritaires, sur les pratiques et les conceptions contemporaines du genre, de l’engendrement et de la filiation ? Avec ces expériences procréatives « trans », saisies notamment à travers leur traitement médiatique, assiste-t-on à une rupture contemporaine entre sexualité, engendrement et gestation ?
En 2008, The Advocate, un magazine gay et lesbien américain, publiait un article dans lequel un homme transgenre a légalement changé d’état civil. En voici quelques coordonnées. Thomas Beatie, 39 ans, est américain de l’Île de Hawaï, marié et père de trois enfants qu’il a lui-même porté dans son ventre jusqu’à les mettre au monde. Le regard est convoqué : il est le premier homme de l’histoire de l’humanité à avoir été enceint. A sa naissance en 1974, Thomas Beatie était de sexe féminin et s’appelait Tracy. Mais en 2002, il est devenu officiellement homme à la suite d’une réduction mammaire et des injections de testostérone. Marié à une femme stérile, il a dû porter lui-même les enfants du couple. Il a bénéficié d’une insémination artificielle après avoir arrêté son traitement hormonal. Ayant conservé ses organes sexuels internes et externes féminins, la grossesse a été rendue possible. Tout de même ! Si une césarienne était initialement prévue, Thomas Beatie a finalement accouché par voie naturelle d’une petite fille, Susan Juliette Beatie. L’histoire ne s’arrête pas là. Thomas et Nancy ont encore deux autres enfants, eux aussi portés par Thomas. Ainsi, le 9 juin 2009, il donne naissance à un garçon prénommé Austin Alexander Beatie. Le 25 juillet 2010, il met au monde leur troisième enfant ! Cette situation a des répercussions, notamment au niveau administratif. Souhaitant aujourd’hui divorcer, il se bat contre la justice de l’Arizona où il réside actuellement. Il n’est pas le seul trans FtM (Female-to-Male) à vivre une grossesse. Des photographies montrent un homme doté d’un ventre de femme enceinte sans aucune ambigüité dans son apparence.
Voici un extrait de son témoignage. Relevons ici que Thomas Beatie déclare « se sentir » homme et père : « La stérilisation n’est pas une qualité requise fondamentale pour le changement de sexe […] J’ai donc décidé de préserver mon droit à procréer. Je suis transexuel, légalement homme et légalement marié à Nancy. La grossesse est une sensation incroyable. Malgré le fait que mon ventre grossit de jour en jour, je me sens homme, et quand ma fille naîtra, je serai le père et Nancy la mère ».
Sexuation
Quel témoignage plus éloquent que ce cas illustre mieux ce que Lacan indique du terme de sexuation, forgé à la fin de son enseignement ? Ce terme nous permet un nouvel éclairage clinique pour définir la sexualité. Une conséquence s’en déduit, répartissant les positions de l’homme et de la femme à partir de leur choix de jouissance : l’anatomie ne fait pas destin. Il y a pour chacun une certaine marge de liberté, un choix du sexe malgré les déterminations biologiques et sociologiques. En cela, « l’être sexué ne s’autorise que de lui-même » [2].
Thomas Beatie vérifie pourtant une croyance totale au père, un père qui se revendique comme tel et s’enfante lui-même. Ce cas se rapporterait à la première identification primordiale freudienne : une incorporation immédiate au père. Mais au-delà ? Le savoir sur le sexe est gelé et pris dans le signifiant à valeur de S1 procréation. Cela ne permet-il pas d’éviter la dissolution imaginaire et l’effraction du réel dans le symbolique ? Thomas Beatie aurait-il une couleur sexuée qui fasse suppléance ? « Dans le sexe, il n’y a rien de plus que, dirai-je, l’être de la couleur, ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme » [3], propose Lacan en 1975 sur ces questions.
Photographie : ©D. Baudon
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1975, p . 36.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », séance du 9 avril 1974, inédit.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2005, p. 116.