À lire les textes préparatoires à ce congrès européen titrant « Vouloir un enfant ? », il me semble que l’on est en droit de se demander si tout « fout le camp », à l’heure de la déconfiture de l’ordre symbolique [1].
Un certain vertige m’a pris au sein d’un cartel liégeois s’attachant à lire : « Être parents au XXIe siècle [2] », publié sous la direction de Myriam Chérel, et témoignant de la pratique au sein d’un CPCT unique en son genre, puisque les praticiens y reçoivent des sujets inscrits sous le signifiant « parent ». Ma question porte sur la lecture que l’on peut faire, comme praticien orienté par la psychanalyse, du symptôme d’un enfant et en particulier, de sa fonction de « représentant de la vérité » répondant à « ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale » [3].
Existe-t-il une voie, entre une compréhension psychologique, causalité directe du parent vers l’enfant et la froideur de l’explication biologique qui règne aujourd’hui comme en témoigne le documentaire « Petite fille [4] » ? Ces deux extrêmes me semblent aboutir, chacun, à une impasse.
Dans « Petite fille », la mère de l’enfant est sommée de ne pas dire un mot de plus quand elle évoque la possibilité d’un lien entre sa subjectivité et celle de ce dernier. L’époque est à la déculpabilisation. Le parent n’aurait plus aucun rapport avec le symptôme de son enfant. Serions-nous donc aujourd’hui des Uns radicalement seuls ?
Si c’était le cas, il ne nous resterait plus qu’à nous « plugger » chacun dans le bon algorithme pour trouver, sans question, la solution finale à nos soucis les plus intimes. Pour moi, un mystère demeure, c’est « le mystère du corps parlant [5] », le mystère de la filiation. À la lumière d’un cas clinique – celui présenté par Philippe Carpentier au chapitre III du livre sous le titre « Qu’est-ce qu’un père aujourd’hui ? [6] » –, je voudrais déplier la question du lien qui persiste entre les corps parlants, et en particulier, le lien de filiation.
Entre causalité psychologique et biologique, j’aimerais ébaucher une troisième voie, celle de la causalité psychique, celle du parlêtre, ce drôle de mot forgé par Lacan pour témoigner de ce que, pris dans le langage, nous sommes sujets à des effets qui échappent à une captation totale de l’être dans le savoir. Ce serait là, dans cette faille, que gîterait l’inconscient lui-même, un inconscient qui n’est pas strictement individuel et qui se répercute, toujours au singulier, au fil des générations par la voie du malentendu, dimension toujours présente lorsque l’on se met à parler.
L’angle que je propose est donc particulier. C’est un père qui est reçu au CPCT par Philippe Carpentier. Je m’intéresse aux effets produits simultanément sur le père et le fils, au fil des quatre séances qui ont eu lieu.
Ce père se décrit comme un scientifique, animé par des « passions solitaires » qui ne font pas lien social. Dans un groupe, il ne « sait pas ce qu’il faut faire », il y « perd[s] son esprit ». Il se dit « anxieux », « assailli par la pensée d’une absence de perspective d’avenir » et la question de la mort trouve à se lier particulièrement à Pierre, son « fils numéro deux ». Par ailleurs, il dit de lui qu’une « tension permanente […] [le] titille depuis la nuit des temps », constatant que « cela interfère », qu’il « transmet[s] son mal-être ». D’origine modeste, il est le seul de sa fratrie à ne pas avoir accompli de grandes études supérieures, un peu comme son propre père.
Pierre, deuxième fils d’une fratrie de trois, refuse de rencontrer un psy malgré la présence d’idées noires discrètes dont le père s’alarme. Un soir, il quitte la table « une bouteille de rosé à la main », ce que son père lit comme une tentative de suicide. Pierre avait en effet publié, quelque temps plus tôt un message sur Facebook : « TS envisageable » suite à une rupture amoureuse dont il s’était, en fait, rapidement remis.
Dès la deuxième séance, ce père témoigne d’un effet d’apaisement dans la relation à son fils. « J’évite de lui parler d’école, du coup, c’est plus agréable ».
Philippe Carpentier souligne que, malgré le fait que cet homme continue à parler de lui au fil des séances suivantes, persiste la question de savoir « où l’on va », rabattant la subjectivité sur une méthode.
Quand il dit à propos de son fils qu’il lui « rentre (moins) dedans », et que le praticien répète ces mots, ce père n’y voit qu’une « erreur », un manque de « vocabulaire », ne pouvant subjectiver son agressivité.
Lors de la quatrième et dernière rencontre, il indique au praticien que Pierre a accepté de rencontrer un psy grâce à l’intervention d’une enseignante lui ayant confié qu’elle avait « elle-même adressé sa fille chez un psy ».
Le père de Pierre repère la position d’exception de cette enseignante qui n’est pas « cassante » comme les autres, mais sans voir qu’il peut lui aussi, incarner ce qu’il dénonce.
Pierre et son père ont également commencé à conduire ensemble et il s’agit là d’un « intérêt » partagé auquel ce père consent. La conduite est pour lui une activité qui lui permet de cesser un tant soit peu, d’être assailli par ses pensées, mais parler de son plaisir à son fils, comme l’y invite le praticien, reste néanmoins impossible pour lui qui ne peut reconnaître que c’est dans la « “faille” propre à chacun que gît le principe d’un désir ».
À la fin de cette dernière séance, ce père demande à s’arrêter là, craignant que cela ne « tourne[r] en psychanalyse ». Aucune insistance côté praticien, pour éviter que ce père ne « perd[r]e son esprit ». Les rencontres s’arrêtent sur cet énoncé : « malgré mes failles, j’ai trouvé un équilibre ».
Ce cas permet de constater que lorsqu’un sujet vient à parler sous le signifiant « parent », c’est rapidement l’enfant en lui qui se trouve convoqué, sur le mode du rebroussement ; ceci se vérifie au cas par cas dans les vignettes présentées dans le livre.
S’aperçoit également que la causalité du symptôme d’un sujet, si elle n’est ni psychologique, ni biologique, n’est pas non plus sans rapport avec le lien de filiation, c’est-à-dire avec le discours des parents.
Dans ce cas, un desserrage a lieu côté père. Est-il pour autant en position paternelle ? Lacan la définit comme ceci : « son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir [7] ». Cela me semble difficile, voire impossible pour ce père-ci. étrangement, à mon sens, c’est l’enseignante qui vectorise le désir de Pierre, ayant su lui dire « sans crainte […] les aléas d’une existence ». Peut-être est-ce le desserrage fantasmatique opéré sur le père au CPCT qui permet cette vectorisation.
Je propose, pour conclure, que la fonction paternelle n’a aucun rapport ni avec la biologie, ni avec l’administration. Elle serait plutôt d’ordre structural, c’est-à-dire discursive. À l’heure où les repères s’estompent, lire « Être parents au XXIe siècle » permet d’aborder avec finesse les nouveaux modes du faire-famille, au-delà du vertige que suscitent les bouleversements les plus radicaux de notre époque. Ce livre fait boussole et point d’appui pour orienter nos pratiques au sein du malaise contemporain dans la filiation.
Photographie : ©Poppe Véronique : www.veroniquepoppe.com
& Rolet Christian : www.christianrolet.com
[1] Intervention lors de l’Après-midi de l’ACF-Belgique vers PIPOL 10, L’attente d’un enfant, 8 mai 2021, en visioconférence.
[2] Perrin Chérel M. (s/dir.), « Être parents au XXIe siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes », Paris, Ed. Michèle, 2018.
[3] Lacan J., « Deux notes sur l’enfant », Ornicar ?, no 37, avril-juin 1986, p. 13-14. Également Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[4] « Petite fille », documentaire pensé et réalisé par Sébastien Lifshitz, 2020. Largement commenté lors de la préparation des 6èmes Journées de l’Institut de l’Enfant, dans OMBILIC et dans Lacan Quotidien, notamment LQ 903, LQ 905, LQ 908.
[5] Carpentier Ph., « Père “anxieux”, fils “épatant” », in Perrin Chérel M. (s/dir.), « Être parents au XXIe siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes », op. cit., p. 97-100.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118. Voir aussi Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, no 88, octobre 2014, p. 104-114.
[7] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 373.