Dans l’ouvrage Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes, Myriam Chérel insiste : « Être parents n’est pas une donnée naturelle. C’est plutôt l’effet d’une rencontre. [1] » Or, depuis Freud, on sait que toute rencontre est perturbée par le sexuel. C’est ce qu’a martelé Lacan dans son enseignement avec la formule : « Il n’y a pas de rapport sexuel. [2] » Ainsi, être parents est le produit d’un malentendu. Ma question porte sur la notion de ratage qui découle du malentendu, et sur celle d’invention comme réponse. Mon interrogation m’a conduit à distinguer la figure du père de famille et la fonction de père comme réponse au « non rapport ». Cette distinction trouve une belle illustration dans l’élaboration d’Ariane Oger autour du début de traitement d’un père [3]. On y voit se produire un desserrage des identifications au père et à la mère et se dessiner une nouvelle perspective qui laisse place à la surprise.
L’ouvrage dirigé par Myriam Chérel en témoigne, les parents qui s’adressent au CPCT-Parents sont « déboussolés [4] ». Face à ce malaise, quelles réponses possibles ? Dans son texte « Une fantaisie », Jacques-Alain Miller en distingue quatre. L’une est de se tourner vers « les signifiants-maîtres de la tradition ». Une autre est passéiste et consiste à dire que rien n’existe, que rien n’a lieu. Une troisième position est d’être résolument progressiste et de suivre l’évolution de la science [5].
Ces trois réponses ont un point commun, dit J.-A. Miller. Elles visent un « ça marche ». La pratique lacanienne propose quant à elle comme réponse de se laisser entraîner par les mots qu’on dit. Et, puisqu’il n’y a pas de rapport sexuel, elle oppose au « ça marche » un « ça rate [6] ».
S’il n’y a pas de rapport sexuel, il y a la jouissance. Ce constat implique un changement de statut du symptôme qui est déjà présent chez Freud. Lisant « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes » de Freud, J.-A. Miller observe qu’il isole très distinctement ce qui fait symptôme : l’effort pour faire exister le rapport sexuel, et le sacrifice
de jouissance que cela demande [7]. La jouissance fait donc trou dans le savoir. Les symptômes ne sont plus considérés comme des troubles ou des désordres, mais comme des signes ou des points de question dans le non-rapport.
L’enfant questionne directement le non-rapport. Lacan le situe à la fois comme symptôme et fantasme de la famille. Selon les propos d’Éric Laurent, c’est sur l’enfant que repose le rêve du névrosé qui est de vouloir être père pour s’inscrire dans l’Autre [8]. Le cas clinique de Daniel déplié par A. Oger le démontre. Daniel se décrit comme un père « perdu » et « déboussolé » [9]. Son rêve tourne au cauchemar, et il s’adresse au CPCT-Parents pour se réveiller. Il ne sait plus quoi faire avec son fils sur lequel il n’a « aucune prise », « aucune autorité ». Daniel estime que son fils est perdu, tout comme lui. Il a des démêlés avec la gendarmerie et, temporairement, l’ex-épouse de Daniel ne veut plus l’accueillir chez elle en raison d’incessantes disputes.
Un premier écart entre le père et le fils est introduit lorsqu’A. Oger revient à Daniel, et lui demande : « Depuis quand êtes-vous perdu ? » Cette question met en perspective la propre position de Daniel dans la vie [10]. Elle le pousse à exprimer ses reproches et sa culpabilité. Il se reproche d’être « taiseux » et est coupable de nombreux manquements envers son ex-femme. Il était perdu à ses côtés et, s’il était aimant, il était également silencieux.
Il évoque « un père très rude » qui malmenait ses enfants et sa femme. Il regrette de ne pas être intervenu. Surtout que depuis que son père est mort, sa mère est très heureuse. Elle aussi exprime le regret de « ne pas être intervenue ». Daniel reconnaît être comme son père, rude et peu bavard. Lorsqu’il ajoute : « Si on ne me parle pas, je ne parle pas », A. Oger lui fait remarquer : « Sauf ici. »
Daniel, qui n’a jamais aimé les conflits, s’étonne de tenir sans s’énerver une position ferme auprès de son fils. Jusqu’alors, il n’avait jamais dit non à ses enfants. « Peut-être une lâcheté ? », confie-t-il. Il aborde son manque, et cet aveu de lâcheté s’inscrit dans son rapport à sa parole par le biais de son silence : « Parler ça engage. Ne rien dire, ça m’arrangeait, mais c’est pesant ; c’est être un peu lâche aussi ! »
Peu après, Daniel s’étonne à nouveau. Son fils est moins tempétueux et se calme plus rapidement. Par ailleurs, il accepte l’aide du service social et projette de partir à l’étranger faire un stage avec d’autres enfants déscolarisés.
Le père de famille, Lacan ne le confond pas avec la fonction du nom du père. Non seulement cette fonction peut être assurée par d’autres personnages que le père de famille, mais aussi, comme le montre l’exemple de Daniel, elle ne relève pas simplement de l’interdit. Dans son cas, l’invention n’est-elle pas celle qui passe de l’identification au père taiseux, brutal et lâche à celui qui agit, s’étonne et s’interroge ? Son exemple, et celui de son fils illustrent également que, si la fonction du Nom-du-Père met un frein à la jouissance, c’est surtout en ouvrant le sujet à un rapport fiable à la jouissance. Il s’agit d’un rapport à la jouissance qui ne met pas le sujet sur la voie d’un pousse-à-jouir mortel ou de l’hédonisme contemporain. Comme le souligne É. Laurent : « Être père n’est pas une norme, mais un acte qui a des conséquences, fastes et néfastes. [11] »
Photographie : ©Emmanuel Kervyn – http://emmanuelkervyn.canalblog.com/
[1] Chérel M., in Chérel M. (s/dir.), Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes, Paris, éd. Michèle, 2017, p. 13.
[2] Grollier M., in Chérel M. (s/dir.), Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes, op.cit, p. 9.
[3] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, no15, février 2005, p. 17.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Freud S., « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », La vie sexuelle Paris, PUF, 1959.
[8] Laurent É., « Les nouvelles inscriptions de la souffrance de l’enfant », in Chérel M. (s/dir), Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes, op. cit., p. 91.
[9] Oger A., « Peut-être une lâcheté ? », in Chérel M. (s/dir.), Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes, op. cit., p. 111.
[10] Ibid. p. 112.
[11] Laurent É., « Les nouvelles inscriptions de la souffrance de l’enfant », in Chérel M. (s/dir), Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes, op. cit., p. 93.