Nous sommes réunis aujourd’hui afin d’élucider et mettre au travail le thème du prochain Congrès Pipol « Vouloir un enfant », où l’on se propose de penser ce que la clinique contemporaine nous présente et de la mesurer à nos outils conceptuels. Est-ce qu’ils répondent encore ? Est-ce qu’ils nous permettent encore de penser l’orientation à donner aux cures ? Il s’agit donc d’un enjeu épistémologique.
Nombreux sont les cas où des femmes cherchent auprès d’un analyste à en savoir un peu plus sur un réel qui se présente à elles, celui de ne pas pouvoir engendrer de manière dite « naturelle ». Dans cet espace, nous n’avons pas à affaire à un corps biologique qui attend l’arrivée d’un enfant en s’offrant aux diverses manipulations hormonales et mécaniques afin que l’engendrement ait lieu. Loin de là, durant cette attente, dans ce temps qui s’ouvre, le sujet, souvent, s’interroge à propos de ce réel immaîtrisable, ce réel qui le confronte au fait qu’il a un corps et que ce corps est un mystère, le mystère du vivant. Les réponses que chaque sujet donne sont multiples. Pourtant, j’ai souvent été confrontée à une demande particulière qui surgit dans cet espace : « je viens car je veux comprendre la cause de ce qui m’arrive », « j’y suis sans doute pour beaucoup dans ce qui m’arrive », « je suis mon propre ennemi », « et si cela est le signe que je ne dois pas engendrer ? » Ou encore, comme me l’a récemment dit une patiente qui a longuement refusé d’entrer dans un processus de fécondation médicalement assistée : « il faut que j’y arrive par la voie naturelle car c’est ce qui viendrait me confirmer que j’ai bien raison de vouloir un enfant ». Comme l’explicite très bien l’argument qui présente le prochain congrès Pipol : « l’arraisonnement de la procréation par la technique dévoile toujours plus ce que la nature recouvrait pudiquement, “la fausse évidence du lien naturel et de l’universel du désir d’enfant” [1] ».
Le sujet vient avec une demande qui touche à la « cause », il souhaite interroger ce qui cloche dans son corps et qui empêche la fécondation ou la nidation. Je me suis demandée sur quels outils m’appuyer pour élucider cette question et m’orienter dans la direction de la cure.
La distinction entre la causalité et la cause me semblent indiquer un chemin. C’est une vaste question dont la philosophie a tenté multiples et diverses réponses, et je vais de mon côté, et en toute modestie, essayer d’approcher celle de la psychanalyse.
Certains parcours analytiques m’ont permis de saisir que dans leur demande initiale des femmes souhaitent connaître la cause – la cause d’une infertilité mais à partir du principe de raison suffisante – alors que Lacan avance en prenant la main de Saint Augustin qui dans De Trinitate affirme que « rien n’existe qui s’engendre soi-même » [2]. Certes, c’est un « je veux savoir » qu’elles font entendre, permettant, par ce biais, la supposition de savoir, mais l’analyse est régie par un autre impératif que celui du discours de la science. L’enjeu de cette question repose sur une distinction ténue car comment répondre afin que, d’une part, le sujet puisse se mettre au travail de déchiffrement de son inconscient mais que, d’autre part, le mystère en jeu dans la procréation soit maintenu ? Comment ne pas psychologiser, ajouter du sens, charger de faute et d’interprétation et ne pas fermer une question qui porte sur le désir ?
Dans deux grands textes des Écrits, Lacan aborde de manière magistrale cette distinction. Dans « Propos sur la causalité psychique », il répond à la théorie organo-dynamiste de la folie d’Henry Ey. Le deuxième texte est « La science et la vérité ». Dans le premier texte, l’un des enjeux majeurs de Lacan sera d’introduire une discontinuité dans la conception purement organiciste de la folie, il a une phrase à mon sens magnifique, poétique – que j’ai travaillée dans mon cours sur le destin cette année – où il oppose comme critique à cette conception mécaniciste : « cette chaîne bâtarde de destin et d’inertie, de coups de dés et de stupeur, de faux succès et de rencontres méconnues, qui fait le texte courant d’une vie humaine [3] ». C’est dans ce même texte qu’on trouve la célèbre phrase référée à la causalité de la folie : « [l’]insondable décision de l’être [4] », pour précisément introduire le sujet et parer à la causalité purement organiciste du discours médical.
Dans son cours du 18 novembre 1987, intitulé précisément Cause et consentement, Jacques-Alain Miller dit : « Ce qui est inéliminable de toute théorie de la causalité en psychanalyse à partir de l’identification […] c’est le temps de la position subjective. Il n’y a nul automatisme, nul mécanicisme qui est à l’œuvre initialement. Il y a avant tout une position subjective au regard du signifiant [5] », car le déterminisme n’absout en rien de la responsabilité.
A la place de la cause régie sous le modèle de la physique, on peut écrire le « soll Ich » freudien, Lacan lit ainsi l’impératif freudien « Or cette cause, c’est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je de la formule freudienne, qui, d’en renverser le sens, fait jaillir le paradoxe d’un impératif qui me presse d’assumer ma propre causalité. [6] » J.-A. Miller met en valeur le caractère d’impératif qui indique d’assumer sa propre causalité : ce n’est pas un impératif qui pousse à être libre, mais à assumer sa causalité.
C’est ce que J.-A. Miller, dans l’Os d’une cure, propose comme binaire : la marque et le poids, à entendre comme la marque signifiante et le poids ou valeur de jouissance que le sujet accorde à cette marque [7]. C’est en quoi il signale que « la question du sens [donné par le sujet] trouble le rapport de la cause à l’effet [8] ». Si la marque nous vient de l’Autre, c’est dans cet intervalle que se situe l’indétermination mais aussi la responsabilité. C’est en quoi nous différons absolument avec le discours déterministe de la science, qui, au contraire, rend le sujet irresponsable.
C’est là le point de discontinuité qui nous sépare de toute conception mécaniciste de la cause. De Freud à Lacan, la psychanalyse a toujours tenu à introduire une béance, un gap, une discontinuité, dans le rapport à la cause. Entre la cause et l’effet, il existe un x, que ce soit dans la causalité signifiante – cause du sujet barré –, et l’indétermination dans le sens choisi, ou que ce soit dans la causalité sexuelle, c’est-à-dire, traumatique, de rencontre, de fixation – cause donc du désir et de la corrélative réponse fantasmatique. Cette béance doit être préservée et non pas recouverte par le sens et par les explications psychologisantes qui l’obturent. Logique donc du non-rapport à l’œuvre qui fait valoir le décalage entre le sens, le savoir et le vivant.
Photographie : ©Laporte Françoise : https://www.francoiselaporte.com/
[1] Holvoet D., « Présentation du Congrès PIPOL10 », disponible en ligne https://www.pipol10.eu/presentation/
[2] Cf. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 865.
[3] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 159.
[4] Ibid., p. 177.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 18 novembre 1987, inédit.
[6] Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 865.
[7] Cf. Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin Éditeur, 2018.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 décembre 1987, inédit.