« J’ai ressenti une violente envie de chier. J’ai couru aux toilettes, de l’autre côté du couloir et je me suis accroupie devant la cuvette, face à la porte. Je voyais le carrelage entre mes cuisses. Je poussais de toutes mes forces. Cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d’eau qui s’est répandue jusqu’à la porte. J’ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d’un cordon rougeâtre. Je n’avais pas imaginé avoir cela en moi. Il fallait que je marche avec jusqu’à ma chambre. Je l’ai pris dans une main – c’était d’une étrange lourdeur – et je me suis avancée dans le couloir en le serrant entre mes cuisses. J’étais une bête. [1] »
Dans son roman L’Événement paru en 2000, Annie Ernaux remonte le temps et nous plonge dans le froid hivernal de 1964. Elle a alors 23 ans et apprend qu’elle est enceinte. L’Événement, qu’elle écrit donc 36 ans après les faits, raconte cet avortement forcément clandestin à l’époque. Même si elle l’avait déjà évoqué dans son premier livre Les Armoires vides, il lui aura fallu toutes ces années pour « que cet événement devienne un écrit et que l’écrit devienne événement » comme le préface Michel Leiris.
Un silence
« Pour penser ma situation, je n’employais aucun des termes qui la désignent, ni ²j’attends un enfant², ni ²enceinte², encore moins ²grossesse² voisin de grotesque. Il contenaient l’acceptation d’un futur qui n’aurait pas lieu. Ce n’était pas la peine de nommer ce que j’avais décidé de faire disparaître [2] ».
Pourtant, A. Ernaux n’a eu de cesse d’accompagner ces quelques mois de notes qu’elle prenait à la volée dans un carnet, comme pour tenter de capitonner à l’aide de quelques signifiants ce Réel qui l’absorbait. Après cela, une chappe de silence s’est installée, recouvrant ce qui a eu lieu. Ce silence entoure d’ailleurs d’autres expériences qui traversent le corps d’une femme. C’est le cas pour l’accouchement qui bien qu’enveloppé dans un tissu de techniques diverses et variées visant à banaliser ce moment de la vie d’une femme, reste une énigme. Un non-dit frappe cette expérience de réel.
« J’ai tué ma mère en moi »
Toute l’œuvre d’A. Ernaux est traversée par l’arrachement à sa condition sociale en tant qu’elle a très tôt cogné son corps de mots crus et ciselés. Elle écrit la vie. « Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle. [3] » Elle trace des moments de passage depuis le temps de l’épicerie dans le petit bourg où elle a grandi jusqu’à la femme de lettres qu’elle est devenue. Elle tente d’écrire cette traversée et elle aura fait de cet avortement une dalle du ponton.
D’emblée, elle établit un lien entre sa classe sociale d’origine et ce qui lui arrive. Première à faire des études de lettres, elle avait échappé à l’usine « mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi était d’une certaine manière, l’échec social. [4] » Le ciel des idées lui était devenu inaccessible, embourbée dans le réel de la grossesse. « L’acquis intellectuel était une construction factice qui s’était écroulée définitivement. [5] »
C’était une évidence qu’elle avorterait coûte que coûte, elle devait se débarrasser de cet enfant qui en la renvoyant à sa condition d’ouvrier dont elle était en train de s’extirper, avait parasité son ventre. [6] Tout au plus « une épreuve ordinaire qui ne demandait pas de courage ». Vu les conditions de l’époque, c’était plutôt une gageure de voir les choses de cette façon : il lui fallut trouver la faiseuse d’ange qui lui insérera une sonde à deux reprises et puis, expulser cette livre de chair dans sa chambre d’étudiante. C’est toute la haine qui revient au galop. « J’ai failli leur lancer à la figure que j’étais enceinte […] crier de joie, de rage, qu’ils ne l’avaient pas volé, que c’était à cause d’eux que je l’avais fait, eux, moches, minables, pequenots [7] ». Ce qu’elle est en train d’expulser c’est cette haine du milieu social dont elle s’arrache du fond de ses entrailles. Un fossé se creuse, un écart se crée grâce à cet événement, dans lequel elle se faufile non sans une certaine fierté que l’on peut lire dans ces lignes :
« Je marchais dans les rues avec le secret de la nuit du 20 au 21 janvier dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si j’avais été au bout de l’horreur ou de la beauté. J’éprouvais de la fierté. Sans doute la même que les navigateurs solitaires, les drogués et les voleurs, celle d’être allés jusqu’où les autres n’envisageront jamais d’aller. C’est cette fierté qui m’a fait écrire ce récit. [8] »
De l’événement à l’avènement d’être mère
A. Ernaux témoigne que cet événement lui a permis d’être mère, quelques années plus tard. Cette traversée corporelle a laissé des traces et a ouvert la porte à un désir d’être mère. Dans l’hôpital où elle est soignée, elle ne se sent pas différente des femmes de la salle voisine. « Il me semblait même en savoir plus qu’elles en raison de cette absence. […] j’avais accouché d’une vie et d’une mort en même temps. Je me sentais pour la première fois, prise dans une chaîne de femmes par où passaient les générations [9]». C’est pour le moins interpellant que ça soit une faiseuse d’ange qui lui donne l’accès à cette chaîne de femmes. « Il me semble que cette femme qui s’active entre mes jambes, qui introduit le spéculum, me fait naître. J’ai tué ma mère en moi à ce moment-là. [10]» Non pas la mère, mais sa mère. Elle a dû en passer par une séparation dans le Réel de son corps pour ouvrir la brèche qui permet à une filiation d’advenir. « Je sais aujourd’hui qu’il me fallait cette épreuve et ce sacrifice pour désirer avoir des enfants. Pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps et devenir à mon tour lieu de passage des générations. [11] »
Ce témoignage illustre bien ce que Pierre-Gilles Guéguen avance à propos de la maternité qu’il situe comme un fait de culture et non pas un fait de nature. « Un fait de culture qui accompagne un fait biologique. [12] » Il s’agit d’aborder les choses « en considérant ce qu’est l’événement de corps pour le sujet féminin lors de la naissance d’un enfant en s’attachant à saisir la manière dont sa jouissance en est affectée [13] ».
Je relève ce point qui me semble important : ce qui fait événement, ce n’est pas la naissance en tant que tel ou même l’IVG mais plutôt la manière dont la jouissance d’une femme s’en trouve touchée. Cela rejoint une question qui sera abordée dans le courant de cette soirée à propos des femmes qui subissent des IVG à répétition. Peut-on considérer qu’il s’agit d’une itération, quelque chose qui se répète à l’identique par le fait même que la jouissance ne s’en trouve pas affectée ?
Dans le cas d’A. Ernaux, elle accouche de ses origines, de ce qu’elle a été comme objet : « L’objet a, [dit Lacan,] c’est ce que vous êtes tous, en tant que rangés là – autant de fausses-couches de ce qui a été, pour ceux qui vous ont engendrés, cause du désir. Et c’est là que vous avez à vous y retrouver, la psychanalyse vous l’apprend [14] ».
Si l’on part de l’hypothèse que la jouissance a été affectée, comment l’a-t-elle été ? Bien sûr, il y a cette livre de chair qu’elle tente de nous faire toucher du bout de son écriture ciselée mais tout aussi réel, il y a cette parole du chirurgien qu’il lui vocifère au moment où elle arrive hémorragique à l’hôpital : « Je ne suis pas le plombier [15] ». Une de ces phrases très ordinaires, comme tant d’autres, qui jalonne cet événement et qui la percute de plein fouet. Une violence qui la roue de coups et la ramène à ce statut de déchet, une déflagration qui « sépare les médecins des ouvriers et des femmes qui avortent, les dominants des dominés [16] ». On sent le pouvoir du signifiant qui affecte le corps de l’être parlant, en faisant saillir le plus-de-jouir, « jusqu’à en faire sourdre la jouissance [17] ».
Quand elle se réveille de son anesthésie, l’infirmière étonnée lui demande pourquoi elle n’a pas fait valoir son statut d’étudiante, ce nouveau statut qui lui aurait permis d’être traitée tout autrement par le chirurgien. C’est peut-être ce second temps qui nomme un écart dans lequel elle peut se faufiler, délestée d’une couche de réel.
L’écriture
Ce qui est frappant dans l’écriture d’A. Ernaux, c’est qu’elle ne vise pas à raconter des souvenirs. Il ne s’agit pas « d’une jouissance du déballage des souvenirs [18] » comme elle en parle dans Mémoire de fille. Elle utilise plutôt l’écriture pour cerner le plus intime de son expérience, de femme en l’occurrence, que les mots chargés d’une jouissance crue qu’elle lie à sa condition sociale a, depuis la plus tendre enfance, percutée.
Elle tente de sculpter ce matériel brut incrusté dans le corps. Ponctuation, respiration, coupe et découpe, autant de manières qui tentent de loger la jouissance inéliminable, de « donner os à toutes les jouissances [19] ». Peut-être la seule façon d’en faire surgir une trace ?
Photographie : ©Dubuisson Hughes : www.hughesdubuisson.be
[1] Ernaux A., L’Événement, Folio, 2021, p. 100.
[2] Ibid., p. 30.
[3] Ernaux A., Écrire la vie, Paris, Quarto Gallimard, 2011, quatrième de couverture.
[4] Ernaux A., L’Événement, op. cit., p. 32.
[5] Ibid., p. 50.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, n°12/13, décembre 1977, p. 4-9.
[7] Ernaux A., Les Armoires vides, Folio, 2020, p. 14.
[8] Ernaux A., L’événement, op. cit., p. 119.
[9] Ibid., p. 114.
[10] Ibid., p. 85.
[11] Ibid., p. 124.
[12] Gueguen P-G., « Être femme et mère », La petite Girafe, n° 18, décembre 2003, p. 13.
[13] Ibid., p. 14.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 207.
[15] Ernaux A., op.cit., p. 107.
[16] Ibid., p. 108.
[17] Miller J.-A., « Biologie lacanienne », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 57.
[18] Ernaux A., Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, p. 18.
[19] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 149.