Lacan repérait dans Freud le polymorphisme du rapport au père [1]. L’une de ses formes peut s’exprimer dans un désir de paternité auquel il est chez certains hommes « incompréhensible et déchirant de renoncer », écrit Marc-Olivier Fogiel dans son livre témoignage [2], dans lequel il indique que lui et son mari sont devenus pères de deux petites filles nées par GPA aux États-Unis. Car la GPA – qui consiste dans le fait qu’une femme porte et mette au monde un enfant pour autrui – peut être un recours auquel font appel des couples homosexuels hommes souhaitant accomplir un « rêve de paternité qui semblait inatteignable » [3]. Le désir de paternité s’inscrit dans celui d’être parent et de constituer une famille malgré la structure familiale homoparentale qui rendait jusque-là impossible de fonder une descendance. Cette procédure s’inscrit dans une caractéristique de notre époque où, alors que Lacan différenciait dans son séminaire R.S.I. [4] un père d’une mère quant aux rapports aux enfants, la promotion de la notion de parentalité efface les différences entre les fonctions de père et de mère, élargissant auxdits hommes le circuit plus proprement féminin du rapport aux enfants comme objets a [5].
« Le moment de bonheur parfait » et « la belle image d’une famille » [6] auxquels préside la venue d’un enfant suggèrent d’envisager le rapport du sujet – père ou mère de cet enfant – aux objets et à la jouissance que voile ce prétendu bonheur. L’inconscient conditionne le désir, le choix d’objet amoureux ainsi que les modalités de jouissances de tout sujet, quelles que soient les formes de la famille, dont on mesure la variabilité selon les discours à l’œuvre. Mais Lacan nous a mis en garde : « au niveau de l’inconscient, le sujet ment » [7]. Ce mensonge structural est une façon de dire la vérité sur la jouissance. Lacan en donne l’illustration avec le symptôme hystérique de Emma qui cache sous la représentation mensongère du vêtement la marque de son rapport à la jouissance – proton pseudos –, indice du caractère foncièrement dysharmonique de la relation à la jouissance. Quelles que soient la sexualité et les formes du couple, la famille repose sur des choix de jouissance inconscients.
Dans cette logique, le désir de donner la vie, d’être père et de constituer une famille, s’il peut paraître au terme du processus de GPA comme « une victoire sur l’impossible » [8], n’est pas sans rapport avec la jouissance individuelle. Certes, la victoire sur l’impossible est d’abord celle de la parenté hors sexe rendue accessible par la science. L’impossible vaincu est ici celui que l’on doit au progrès de la science. Sans doute peut-on voir aussi dans ces nouvelles formes de procréation la version paradigmatique du fait que « l’acte (sexuel) est impossible » [9] et qu’il n’y a rien de naturel pour faire lien entre un père, une mère, et un enfant. Mais au-delà, l’impossible est toujours rapportable à la singularité irréductible de la jouissance d’un sujet, à partir de laquelle il constitue sa famille, toujours symptomatique.
En même temps que l’enfant vient en place de répondre à un idéal familial, il n’en demeure pas moins – famille hétéroparentale ou homoparentale –, symptôme du couple parental ou fétiche de la jouissance maternelle. Ainsi, il arrive que ce soit le corps de l’enfant qui réponde à l’objet a, y compris pour un homme. Lacan invite alors à s’opposer à ce que ce soit le corps de l’enfant qui réponde à l’objet a. De même, le dernier enseignement de Lacan peut nous permettre de repérer « la fonction inédite de l’enfant sinthome » [10] ou d’envisager dans certains cas l’amour paternel comme suppléance à l’absence du rapport sexuel entre les êtres parlants. « Je ne soupçonnais pas la nature de l’amour paternel. C’est un absolu qui m’a submergé à la seconde où j’ai pris ma fille dans mes bras pour la première fois », écrit M.-O. Fogiel [11]. Certes, il est toujours préférable de grandir auprès de parents qui vous ont désiré et vous aiment, mais pour Freud l’Eros c’est la tendance vers l’Un, que le mythe de la fusion mère-enfant a longtemps représenté. Nous savons que l’amour peut être une modalité risquée du lien à l’autre et qu’il peut s’avérer pathogène si rien ne vient lui mettre une limite [12]. « Le père, c’est celui qui aime », reprend à son compte M.-O. Fogiel, c’est celui qui oriente le désir de l’enfant au-delà de l’univers restreint de sa famille, dirons-nous avec Lacan. L’enjeu réside dans le fait que la famille permette à des sujets de vivre ensemble tout en demeurant séparés, meilleur gage contre le « communautarisme familial ».
Il n’y a pas de famille de seconde zone, pas plus que de famille idéale. La psychanalyse est une pratique qui s’occupe de ce qui ne va pas chez un sujet aux prises avec l’Autre familial qu’il se constitue dans son fantasme. En 1974, Lacan soulignait combien c’est terriblement difficile parce que la psychanalyse prétend introduire dans la vie quotidienne l’impossible et l’imaginaire [13]. C’est faire avec le manque, le ratage et le malentendu, mais pas sans quelques rêves.
Photographie : ©Laurence Malghem
[1] Lacan J., Intervention sur l’exposé de M. de Certeau, Congrès de Strasbourg, le 12 octobre 1968, Lettres de l’École freudienne 1969, no 7, p. 84, paru dans La Cause du désir, no 89, mars 2015, p. 8.
[2] Fogiel M.-O., Qu’est-ce qu’elle a ma famille ?, Paris, Grasset, 2018, p. 14.
[3] Ibid., p. 17.
[4] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, no 3, mai 1975, p. 107-108.
[5] Cf. Brousse M.-H., « Horsexe », in Alberti C. (s/dir.), Être mère. Des femmes psychanalystes parlent de la maternité, Paris, Navarin, 2014, p. 58.
[6] Fogiel M.-O., op. cit., p. 130.
[7] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris Seuil, 1986, p. 90.
[8] Fogiel M.-O., op. cit., p. 14.
[9] Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme », séance du 10 mai 1967, inédit.
[10] Fajnwaks F., « Familles et symptômes », in Du mariage et des psychanalystes, La règle du jeu. Navarin/Le Champ freudien, 2013, p. 64.
[11] Fogiel M.-O., op. cit., p. 44.
[12] Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant, Paris, Navarin, 2013, p. 33.
[13] Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (en italien), à Rome, le 21 novembre 1974. Cet entretien a vraisemblablement eu lieu en français, a été traduit en italien, puis retraduit en français ici même.