« Dire qu’on est mère, ce n’était plus une plaisanterie : c’était une obscénité. » – Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley, 1932.
« L’objectif poursuivi était l’élimination de toute filiation naturelle » – La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq, 2005.
« Le vainqueur inconnu de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande [1] ». Sa voix ne serait-elle pas déjà singulièrement audible, sous ses accents les plus noirs, dans les dystopies ? A tel point que les pépites du genre semblent posséder une qualité, sinon visionnaire, du moins d’inquiétant avertissement ? Contrôle parental, GPA, culture de fœtus in vitro, reproduction par clonage : les récits d’anticipation contemporains se sont emparés du futur de la filiation pour en dessiner de sombres contours. Quels fantasmes ces utopies inversées reflètent-elles ? Que nous enseignent-elles, à l’aune de la psychanalyse lacanienne ?
Arkangel : Parent-hélicoptère et Enfant-objet
La série Black Mirror, qui dépeint une humanité dévoyée par les mésusages des nouvelles technologies, ne consacre qu’un seul épisode au lien parent-enfant : Arkangel, réalisé par Jodie Foster [2]. Marie, qui a « fait un bébé toute seule » a équipé sa fillette, Sara, d’un implant de surveillance parentale pour pouvoir la localiser à tout moment. Le logiciel, qui gère aussi les données médicales de l’enfant, brouille automatiquement sa vision face à toute scène « choquante » provoquant une hausse du taux de cortisol. Adolescente, Sara est attirée par un « bad boy » dealer de drogue. Via l’implant, Marie assiste à la première relation sexuelle de sa fille, et, la sachant enceinte, lui administre à son insu une pilule abortive. Lorsque Sara le découvre, elle agresse violemment sa mère avant de prendre définitivement la fuite. Miroir dystopique du dit phénomène des « parents hélicoptères », Arkangel pousse à l’extrême la position de l’enfant objet a pris dans les rets du fantasme maternel, décrit par Lacan dans sa Note sur l’enfant [3]. Malgré sa qualité, l’épisode a reçu un accueil inhabituellement mitigé des fans de la série. Sujet qui fâche ?
La Servante écarlate : Femmes-objets et GPA
La Servante écarlate de Margaret Atwood rappelle que les femmes aussi peuvent être réduites au statut d’objets – objets de procréation. Le roman dépeint une théocratie puritaine, Gilead, frappée par une épidémie de stérilité. Le corps des femmes fertiles, les Servantes, y est asservi au bénéfice des notables et de leurs épouses comme en témoigne Defred, l’héroïne du récit : « Notre fonction est la reproduction ; nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes […] Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants [4] ». Cette condition féminine renvoie à un passé (proche) en Occident, décrit par Marie-Hélène Brousse [5] : « En raison de leur ‘plus-value’, à savoir leur utérus, permettant la reproduction de l’espèce, les femmes ont longtemps été cantonnées au statut d’objet cotable par les sociétés patriarcales, qui les plaçaient dans un registre marchand et une logique d’échange. » La résonnance de La Servante écarlate, dont la figure est utilisée par les mouvements de défense du droit à l’avortement aux États-Unis, montre que le spectre d’une régression et de ses corollaires – marchandisation et (re)prise de contrôle du corps des femmes – reste prégnant. La publication du roman a été contemporaine de l’apparition de la gestation pour autrui et de ses questionnements éthiques. Coïncidence ?
Le Meilleur des Mondes : Bébés-éprouvette et Soma
Arkangel et La Servante écarlate se situent dans un futur proche. Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley nous transporte « en l’an 632 de Notre Ford » – soit 2540 [6]. La famille y est décrite comme source de tous les maux des « prémodernes » du 20ème siècle : « Quelles intimités suffocantes, quelles relations dangereuses, insensées, obscènes, entre les membres du groupe familial ! Pareille à une folle furieuse, la mère couvait ses enfants […] comme une chatte qui parle, qui sait dire et redire mainte et mainte fois : ‘Mon bébé, mon bébé !… Mon bébé’. [7] » Exit donc lalangue, seule capable de tisser des sujets singuliers : la famille est évacuée. Les fœtus, produits en laboratoire, voient dès l’éprouvette leur destinée prédéterminée puis renforcée, durant l’enfance, par un conditionnement cognitif intensif adapté à leur future caste sociale. « Père » et « mère » ? Des mots orduriers. Le désir d’enfant ? Une insanité. L’amour ? Tourné en ridicule. Le sexe, coupé de la reproduction, est un loisir parmi d’autres dans une société qui a érigé le plus-de-jouir en dogme absolu. Les rares frustrations qui subsistent se règlent à grand renfort de « soma », une drogue plongeant dans un sommeil paradisiaque. L’effacement de la filiation a créé une société d’addicts bienheureux : dans Le Meilleur des Mondes, le discours capitaliste épinglé par Lacan a vaincu.
La Possibilité d’une île : demain, tous clonés ?
« Selon la Sœur Suprême, la jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d’être. C’est la souffrance d’être qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif [8] ». « Jusqu’à quand se perpétueront les conditions du malheur ? […] tant que les femmes continueront à enfanter. [9] » Si le constat dressé par Michel Houellebecq dans La Possibilité d’une île rejoint celui d’Huxley, sa solution dystopique diffère. Fini les bébés éprouvette : embrassant le mouvement child free « JUST SAY NO. USE CONDOMS. [10] », les humains du 21e siècle refusent carrément la venue de nouvelles générations. Ils préfèrent se reproduire éternellement à l’identique, en transférant leurs données ADN à des clones autotrophes – accomplissant ainsi le rêve transhumaniste. « Daniel 1 revit en moi […] son existence se prolonge réellement en moi, bien plus qu’aucun homme n’a jamais rêvé de se prolonger à travers sa descendance » [11] déclare Daniel 25, son avatar du quatrième millénaire. Ces « néohumains » affranchis de toute filiation triomphent de la faucheuse, au prix de vivre en mort-vivant, sans désir, auto-confiné loin de leurs semblables avec qui ils ne gardent qu’un semblant de contact via les écrans [12]. Permettre l’immortalité de l’individu en abolissant le renouvellement générationnel et le lien humain conduit donc à la mort du parlêtre. Ici, c’est la Science, dénoncée par Lacan comme « idéologie de suppression du sujet [13] », qui remporte la partie. Dystopie… ou, l’artiste précédant le psychanalyste, avenir en marche ?
Photographie : ©Laurence Malghem
[1][1] Lacan J., « D’une réforme dans son trou », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 13.
[2][2] Strause J., « Black Mirror : How Jodie Foster and Rosemarie DeWitt made their story personal », posté le 29 décembre 2017 sur le Blog The Hollywood Reporter.
[3][3] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[4][4] Atwood M., La Servante écarlate, Robert Laffont, 1985, p. 230.
[5][5] Conférence prononcée le 12 octobre 2019 à Paris dans le cadre du cycle de conférences « Actualités de la psychanalyse », sous le titre de « La part cachée du féminin ».
[6][6] La date d’origine de l’ère nouvelle correspondant à celle de l’introduction de la Ford T, soit 1908.
[7][7] Huxley A., Le Meilleur des Mondes, Plon Pocket, 1932, p. 63.
[8][8] Houellebecq M., La Possibilité d’une île, J’ai Lu, 2005, p. 347.
[9][9] Ibid p. 411.
[10][10] Ibid p. 368.
[11][11] Ibid p. 383.
[12][12] Toute ressemblance avec une situation existante serait purement fortuite.
[13][13] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 437.