Le film Eva voudrait de la talentueuse cinéaste Lisa Diaz semble venir à point nommé résonner avec le thème en forme de question du congrès PIPOL 10 : « Vouloir un enfant ? ». Il met précisément en scène, avec fraîcheur, comment la question peut se poser pour une femme en particulier.
« Eva, 39 ans, vit seule, elle n’est pas amoureuse, elle voudrait un enfant [1] ». Il lui est tombé dessus une parole oraculaire lestée de savoir médical : au regard de sa réserve ovarienne, il lui resterait un an pour faire un enfant – si elle le veut – lui déclare son gynécologue. Intimée à prendre position quoiqu’il en soit, elle ne recule pas face à cette parole qui déchire le voile masquant le temps qui passe. C’est un compte à rebours qui la place dans une certaine urgence, un réveil. Le film va se construire dans ce compte à rebours tout en y échappant.
C’est en effet dans son rapport à son désir, à son manque-à-être, qu’Eva se trouve convoquée. Jusqu’alors elle « passe sa vie » sans vraiment vouloir ce qu’elle désire, « à attendre que les choses se fassent par elles-mêmes et voilà, un jour on te dit que tu es périmée ». Oui, elle voudrait un enfant « dans l’absolu ». Elle n’a « jamais pas voulu » rencontrer un homme. Le titre du film évoque cette suspension de ce qu’Eva voudrait. Que veut Eva ? Il met d’emblée l’accent du côté de la cause de son désir, le raccordant au manque plutôt qu’à l’objet qui pourrait l’obturer, l’enfant.
En lui indiquant le réel de l’horloge biologique, le temps et le nombre d’ovocytes sont comptés, le discours médical lui offre dans le même temps la possibilité de le contourner. Aller faire congeler ses ovocytes à Bruxelles est l’acte qui se propose pour pouvoir plus tard éventuellement faire un enfant. « Pressée », elle se lance sur la route, avec l’angoisse de ne pas arriver à temps.
En tendant vers cet objectif, le film se déploie dans ce paradoxe temporel. Ce mouvement ne se fera pas sans détours, obstacles et imprévus. Le film parvient à y déplier l’espace de la question, celle du sujet désirant, là où rien n’est écrit, rien n’est programmé. Là où il y a ratage, c’est bien là, contre toute attente, que le sujet respire. Un ami lui propose de lui faire cet enfant, mais quand « c’est le moment » hormonal, auquel elle se soumet maladroitement, ce n’est pas le moment pour lui. La demande ne sera pas comblée, et c’est justement cet écart entre demande et désir que le film fait vibrer. Que veut une femme ? a demandé Freud, dégageant un au-delà de la maternité. Dans son sillon, Lacan a creusé la disjonction entre être femme et être mère. Eva interroge à sa façon ce que serait être femme, les désirs qui ont eux-mêmes présidé à sa propre venue au monde, le rapport de sa mère à sa féminité. Ce n’est pas non plus en se glissant dans la robe donnée par sa grand-mère qu’elle trouvera comment inventer sa manière à elle d’être une femme. Il s’agit alors de renoncer à savoir ce qui pourrait se transmettre de la féminité.
Le mouvement par lequel elle tente de placer sa propre voix sera ponctué de rencontres, de paroles surtout, toutes autant de pépites. On y retrouve avec plaisir dans le rôle de la mère l’actrice Marie Rivière. Lui donner ce rôle vient faire résonner les tribulations de son désir dans lesquelles on la suivait chez Rohmer, dans Le Rayon vert. Cette référence affirmée par la réalisatrice l’inscrit dans cette filiation. Rohmer lui-même se référait à un roman de Jules Verne, selon lequel si on aperçoit ce tout dernier rayon du soleil couchant, fugace phénomène optique, on pourrait alors connaître les sentiments de l’autre et les siens… là où le sujet est confronté à un trou dans le savoir. C’est bien « l’irréductible d’une transmission […] impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme [2] », que Lisa Diaz réussit à faire passer par son cinéma.
Film élégant et vivant, Eva voudrait témoigne par sa construction du réel d’où procède un possible « je veux », d’un réel qui n’est pas celui de la biologie, mais celui du sujet. « Ce vouloir que l’inconscient peine à représenter ou à attraper dans les rêves, échappe comme tel à toute maîtrise, tout savoir préétabli [3] ». « [L]e dire au féminin », ajoute Christiane Alberti, en donne « les meilleurs aperçus [4] ».
La contingence donnera à Eva l’heure du désir à saisir au vol pour écrire son histoire. Qui sait, sur un malentendu ? Sur sa route elle rencontre un homme qui lui lance : « Tu cherches la gare, moi je cherche ma fanfare… ça rime…ça doit être la même direction ! » En donnant la vie dit François Ansermet, on transmet le malentendu, dont « l’enjeu paradoxal [est que] l’avenir reste ouvert [5] ».
[1] Eva voudrait, réalisé par Lisa Diaz, moyen métrage, 55 min, À perte de vue films, 2020.
[2] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[3] Alberti C., « Introduction », in Alberti C. (s/dir.) Être mère, Paris, Navarin – Le Champ Freudien, 2014, p.17.
[4] Ibid., p. 18.
[5] Ansermet Fr., « Du désir d’enfant aux malentendus de l’origine », posté sur le blog Ombilic le 19 février 2021.