« La vérité passe encore mon récit.
Dans ses simplicités à tout coup je l’admire,
Et parfois elle en dit, dont je pâme de rire.
L’autre jour (pourrait-on se le persuader)
Elle était fort en peine, et vint me demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille [1] »,
Arnolphe conte ainsi comment la candide Agnès lui demande si les femmes enfantent par l’oreille, à l’image de la Vierge répondant de la sorte à la voix de Dieu, par elle entendue, lui énonçant son vœu de la voir mère du sauveur. De la tradition biblique à la comédie de Molière, en passant par Gargantua qui naquit par « l’oreille gauche », l’idée d’une conception auriculaire, évoquant l’innocence et la chasteté des femmes, se déploie. Une mutation comique s’opère chez Rabelais et Molière, le phallus s’exhibant et faisant rire de son absence. Mais l’histoire de la conception auriculaire ne s’arrête pas là et l’écrivaine lesbienne radicale Monique Wittig la réinvestit à son tour. Cette fois, le comique se meut en mot d’esprit. Prenons la définition que Wittig donne dans son Brouillon pour un dictionnaire des amantes au mot « oreille » :
« Cet organe autrefois négligé fait l’objet de beaucoup d’attention à l’âge de gloire, étant donné le rôle qu’il joue dans la reproduction des amantes. C’est tout à fait par hasard qu’à l’une des anciennes grandes Assemblées, une amante parmi celles qui s’appellent les gouines rouges par pure modestie a lancé le célèbre “par l’oreille” pour répondre à la question, “comment vont se reproduire les peuples d’amantes ?” C’est ainsi que les petites amantes naissent aujourd’hui d’oreille en oreille. La plupart des amantes admettent que ces nouvelles naissances ne sont pas pires que les anciennes. Cette méthode a l’avantage de dispenser plaisir et agrément immédiat à la fois aux nouvelles-nées et à celles qui les font. En outre, on évite ainsi les mutilations atroces, que subissaient autrefois les nouvelles-nées quand leurs choux étaient coupés par accident. [2] »
Au temps mythique que Monique Wittig invente pour figurer la victoire du peuple des amazones, tout a changé. Les amantes vivent entre elles, et si naïvement quelqu’un leur demande comment se perpétue une société dont les traditionnels géniteurs sont exclus, on lui répond : par l’oreille. L’innocence et la chasteté apanages de vertu, sont ici renversées en instrument de lutte et de subversion. C’est par la prise de parole, par l’enseignement, par un « bouche à oreille » qui diffuse la voix du féminisme, mais au-delà, de la cause lesbienne, et de toute une contre-culture – dans tous les sens du terme – que souffle la cause des guérillères. Là où l’ignorance d’Agnès lui fait croire à la théorie de l’oreille et témoigne ainsi de sa naïveté confondante, cet organe devient l’instrument à partir duquel se pense la réappropriation du corps et de l’esprit.
L’invention d’une société non-mixte, où le signifiant homme est forclos, repose sur ce « par l’oreille ». L’oreille étant le lieu du savoir érotisé, et, pour cette raison, mais pas seulement, une zone érogène revalorisée. Pièce du Corps lesbien, elle est la contrée où s’étale le plaisir de l’écoute, la jouissance de la voix qui chante ou crie, puis se module ensuite d’infinies variations : « Tes lèvres ta langue modulent le nouveau langage aux sons gutturaux, les consonnes prononcées les unes contre les autres bousculées produisent des grognements des rauquements des râclements de cordes vocales, ta voix inexpérimentée dans cette prononciation s’accélère ou se ralentit et cependant tu ne peux pas t’arrêter de parler. […] Les résonances insolites de la langue transformée à présent répétée par de plus en plus de voix produisent des ondes incontrôlables des mouvements d’air des masses de nuages. On entend un roulement sourd les éclairs se succèdent aveuglants, l’orage éclate avec un fracas tel qu’il couvre d’un seul coup le bruit des milliers de voix [3] ».
Jouissance de la langue nouvelle créée par les amantes, source d’une musicalité inédite sur fond d’une attache viscérale au chant, héritier de Sappho. C’est de ce chant, de son transport, que la contre-culture s’épanouit, faisant œuvre créatrice et littéralement procréatrice à l’âge de gloire voyant les amantes se reproduire et les nouvelles-nées se multiplier. L’oreille, organe de reproduction et de plaisir, est aussi dans le Brouillon cette feuille de choux « mutilée », en somme excisée, marquant l’interdit qui pèse sur ce qu’on suppose être vecteur d’un plaisir spécifiquement féminin, s’accompagnant d’une version épique de l’auto-engendrement.
Dessin : ©Valérie Buchel
[1] Molière, L’École des femmes, acte I, scène 1.
[2] Wittig M., Zeig S., Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Paris, Grasset, 1976, p. 166-167.
[3] Wittig M., Le Corps lesbien, Paris, Minuit, 1973, p. 34.