L’ethnologie rend compte des faits de discours et de leurs effets sur les pratiques traditionnelles, rituelles et modernes. Odile Journet, dans un texte pertinent et serré à propos de la société Diola (riziculteurs de Basse-Casamance), intitulé « La quête de l’enfant [1] », interroge sous plusieurs angles l’usage de l’inversion générationnelle, sexuelle et politique à l’œuvre dans cette société autour de l’évènement de la naissance. Son travail nous enseigne d’autres façons sociales de faire avec le sexué.
Le corps incertain de l’enfant
Il convient de partir d’un élément récurrent et répandu en Afrique de l’Ouest : l’enfant à naître est souvent considéré comme le revenant d’un ancêtre décidé à entreprendre un nouveau cycle de vie. Autre à lui-même et à ses géniteurs immédiat, l’enfant est pris, là comme ailleurs, dans le discours qui le précède. Plus encore face à ce que François Ansermet nomme à juste titre dans notre modernité « le vertige de l’origine comme irreprésentable [2] », il y a en Afrique pour ceux qui vivent dans les mondes urbains ou paysans, quelques soient leur rapport à la croyance, l’idée d’un continuum entre le visible et l’invisible, entre la vie et la mort en lien avec le corps. Les grands moments de la vie confrontent chaque être parlant avec l’ensemble des esprits et des divinités obscures. Le travail d’O. Journet nous permet d’envisager les aléas et les conséquences de ces façons de faire et de dire. Dans ce contexte, vouloir un enfant oblige à supposer la primauté de la jouissance de l’Autre ancestral comme originelle. Ainsi les théories culturelles des Diolas invitent à penser la force vitale comme ce qui ne cesse pas de circuler entre les vivants, les enfants à naître et les morts. Les ancêtres bien que morts, guettent. Beaucoup d’entre eux attendent les possibilités d’un éventuel retour. On dit qu’ils vivent en bande dans le clair-obscur de lieux le plus souvent aquatiques, là où l’œil peine à voir. Nous sommes au cœur de la pénombre de l’efficacité symbolique à l’opposé de nos sociétés aux prises avec l’orientation hypermoderne d’une technologie du visible et de la transparence. A l’opposé, dans le monde invisible à l’œil humain, les ancêtres Diolas attendent, ces êtres non-parlant sont attirés par les bruits, les rythmes des tambours, les éclats des rires, l’humeur enjouée des femmes et des enfants vivants. Cette précision, dans cette partie du globe où l’usage de la parole s’apparente en collectivité à un travail d’orfèvre, n’est pas sans conséquences. Les récits font ainsi entendre le caractère contingent de toute naissance en tant que rencontre, au-delà du rapport sexuel qu’il n’y a pas, et de l’entité parasite et incertaine de la présence de l’enfant en tant que corps. La façon de le dire est sans appel : un ancêtre vient se loger dans un ventre hospitalier. Saisissons l’équivoque ! De quel ventre parle-t-on, celui de la mère ou et celui de l’enfant ? Ce faisant, l’enfant est conçu grâce et à partir du bruit qui précède la parole. On peut dire que l’ancêtre en tant que figure de l’Autre est friand de ce que la chose bruisse pour se réincarner. Cette façon de dire n’est pas sans écho, même si ce n’est pas du même registre, avec la façon dont Lacan donna à l’a-voix, bruit hors-sens, ce qui accroche primordialement le corps de l’infans et donne à penser que l’objet a le précède de manière primordiale. [3]
Dans le discours Diola, l’enfant, autre à lui-même, échappe à ses géniteurs du point de vue de son identité. Il arrive au monde en place inversée de vieillard. Étrange théorie ou « l’enfant n’est pas un être nouveau mais ancien ! Dans le monde Diola où vouloir un enfant est un impératif surmoïque collectif, les questions inquiétantes qui se posent sont alors « qui est ce vieux qui revient ? » « Que nous veut-il ? ». Pour revenir, celui qui traque les ventres doit en effet avoir de bonnes raisons individuelles pour le faire. Retenons quelques fragments de récits exemplaires. Il y a celui qui est venu chercher le ventre d’une proche parente pour mourir aussitôt et obtenir enfin ce qui n’a pas été décent : son enterrement. Il y a l’homme honorable qui se réincarne dans « l’enfant gâté ». Il y a celui ou celle qui cherche un enfant de sexe opposé. L’appétit de vie des ancêtres est donc aussi appétit de jouir de ce qui n’a pas eu lieu. Notons cette insistance de l’inversion enjeu de l’improbable rencontre qui fabrique un enfant à partir de son inscription dans l’histoire d’une jouissance manquée qui le précède. N’en tirons pas une trop rapide interprétation, les Diolas connaissent le lien entre les rapports sexuels et les enfants. Si cela n’empêche pas cette prédestination de l’enfant d’être considérée comme primordiale, elle ne fait obstacle en rien à l’idée d’une transmission des traits parentaux. Simplement ils sont pondérés, dans des moments difficiles de la vie, par la préexistante de ces êtres invisibles qui rendent compte de l’incertitude de l’identité et du vouloir de l’enfant.
La jouissance de la femme contre la mère
Ce principe d’une jouissance en puissance de l’Autre à l’origine de l’évènement naissance s’accompagne traditionnellement d’une primauté des mères sur les femmes. « [C]e n’est en effet qu’en accouchant, qu’une femme fait réellement preuve de sa féminité [4] ». Chez les Diolas, comme plus généralement en Afrique, l’obligation de maternité s’impose encore avec des implications quasiment ontologiques. Le statut d’une femme, son audience, sa place auprès des femmes comme des hommes, dépendent plus du nombre de ses maternités que de son âge. « La maternité est collectivement magnifiée, exaltée en toutes occasion » ce qui vaut aux multipares un statut équivalent à celui des valeureux guerriers. Accoucher, comme faire la guerre est un combat » pendant lequel femme et homme risquent la mort.
On comprend dès lors qu’une femme stérile, de même celle qui voit mourir successivement trop de ses enfants en bas-âge, se retrouvent dans une position peu enviable. Rejetées, bâtardes, suspectées, calomniées, humiliées, sans statut, elles n’ont d’autre choix que de quitter leur contrée ou de se soumettre au rituel censé les délivrer de de cette malédiction. Les raisons invoquées sont plurielles. On n’ignore pas l’infertilité masculine. Elle est vite repérée et on y pallie par arrangements officiellement discrets. Quand ce sont les femmes qui sont stériles, elles font les rituels et, à l’instar de tout ce qui concerne l’accouchement, ces lieux sont strictement interdits aux hommes. Comme cause de l’infertilité féminine La responsabilité de l’ancêtre est engagée, la sorcellerie autre forme de « l’ambiguïté de l’invisible » est souvent aussi désignée. Pour que l’enfant arrive et reste, il s’agit soit de l’empêcher de « retourner », soit de mourir. Chez les Diolas, un rituel s’impose. Il n’est ni librement choisi ni consenti. La femme stérile ou celle qui perd ses enfants est un jour enlevée, sans ambages, dans sa famille, par les autres femmes après de longues réflexions. Celles-ci l’emmènent loin de sa maison et de son mari sans prévenir. La femme stérile devient une añaleen, celle qui est engagée à faire le rituel du kañaleen pour avoir des enfants et les garder [5]. Transportée dans un autre village, on l’affuble d’une nouvelle identité dans le but de tromper les mauvais esprits qui s’acharnent sur elle. Les noms donnés pour duper l’ennemi ne sont pas sans ironie face à l’histoire. Ce sont souvent des nominations empruntées à la modernité « H.L.M. », « Pick-up », « Cinéma », « Bingo », … Ils sont tout aussi révélateurs dans le langage vernaculaire : « ²Mandiki² (nous n’espérons plus) [6] ». Étrange nomination asexuée qui propulse vers une altérité radicale non sans désespoir. L’añaleen est ensuite « soumise à toutes sortes de traitements infâmants [7] », nous dit O. Journet. Quelque chose de la femme est mis en jeu par excès. Les initiées incarnent le déshonneur, l’infamie, l’ignominie. Elles sont traitées « de petits cochons [8] » mangent à même le sol, portent des loques, sont mal habillées, vêtues comme des hommes, elles dansent sans fin lors les cérémonies. Lorsqu’elles jouent le jeu du rituel elles sont véritablement excentriques et sexuellement provocantes, hors-limites même pendant les fêtes. La jouissance des femmes est au rendez-vous. Elle s’exhibe en tant que dimension subversive. L’añaleen ne peut rien refuser à personne, sa vie est dure et le temps est long. Elle est néanmoins entourée par les autres femmes et d’une certaine manière discrètement respectée par la communauté qui paye les frais de ce long séjour et lui porte une grande attention. Le kañaleen peut durer jusqu’à trois ans. Si elle n’a pas été enlevée dans un moment où elle était enceinte, l’añaleen peut avoir des rapports sexuels hors de son mariage pendant toute la durée du rituel. Et si un enfant vient à naître, le mari sera considéré comme le père. Retenons que ce rituel est orienté par la logique de l’inversion, celle des normes de bienséance, des comportements, des sexes, de la division sexuelle des places. Quelle est la fonction de cette inversion et du travestissement qui l’accompagnent ? Officiellement le but est de leurrer les mauvais esprits. Chaque femme se déguise et adopte les comportements masculins avec bouffonnerie. À partir de ces parodies, elles miment un pouvoir déchu. En faisant figure momentanée d’hommes ratés, elles deviennent femmes sur le plan sexuel, mais pas encore mère. Infâmes, diffamées, dégradées, elles incarnent une scène ou se joue, avec forces farces et cocasseries, la contestation de l’ordre langagier, social et sexuel traditionnellement établi et qui tient tête à la modernité. Ainsi ce rituel au lieu de s’affaiblir a eu tendance à se renforcer. Les femmes ayant déjà un ou deux enfants morts (ce qui est malheureusement encore fréquent en Afrique) peuvent désormais s’y prêter. Les anciennes tendent à y inclure plus facilement les jeunes mères pour qu’elles ne partent pas vivre dans les grandes villes. Avec le kañaleen, celle qui rate à être mère, se travestie, se moque, tente de devenir femme en faisant l’homme dans un exil dont elle ne pourra sortir qu’une fois devenue mère. Ainsi se révèle ce qui fonde le statut du féminin, l’exil. On peut se demander si le kañaleen, en jouant de la logique de l‘inversion, suppose non sans subversion, la jouissance de la femme comme précédant celle de la mère tout en s’y opposant ?
L’enfant añaleen est lui aussi objet particularisé. Il restera jusqu’à ses deux ans chez ceux qui ont accueilli sa mère. Sur le fond, c’est un miraculé des forces invisibles trompées. Il sera donc nommé avec beaucoup de précautions et là encore, les noms sont éloquents : « Il n’y a personne », « Personne n’en veut », « Gueule tapée », « Bouteille » [9] ! Un nom arnaqueur qui dissimule l’incertitude de l’être sexué de l’enfant et des forces obscures dont il est porteur afin qu’il ne soit ni reconnu ni incité à repartir. Prenons l’exemple de ce petit garçon, né après la mort de plusieurs frères ainés. On lui donne alors un nom féminin, des boucles d’oreilles et lors de chaque moment difficile on l’habille en fille. De ce fait, il restera un petit garçon momentanément voilé de l’autre sexe mais vivant !
Pour l’initiée, le kañaleen est un exil traumatique. En tant que mère ratée, contrainte à adopter un travestissement viril et avilissant, elle se confronte, à partir d’un nouveau nom, à son existence sexuée de femme aussi diminuée que puissante face à l’énigme de la jouissance. Cependant il ne faut pas s’y tromper, la force, non sans violence, du rituel une fois refermée, engage chacune à rentrer dans l’ordre normatif du devenir mère quel que soit leur désir. Gageons que cela laisse des traces singulières sachant qu’un rituel est considéré comme réussi non seulement du fait de l’arrivée d’un enfant, mais aussi en raison de l’implication personnelle dont a fait preuve chaque femme ! Ainsi les Diolas font un usage trompeur et subversif du sexe non sans inventer une façon de faire avec le sexué et de penser la sexuation pour tenter de traiter de manière collective la question d’une jouissance supposée.
Photographie : © Laporte Françoise : https://www.francoiselaporte.com/
[1] Journet O., « La quête de l’enfant », Journal des Africanistes, Tome 51 – Fascicule 1-2, 1981, p. 97-115.
[2] Cf. Ansermet F., « Vertige de l’origine » in Frydman R. & Flis-Trèves M. (s. dir.), Origines de la vie… Vertiges des origines, Paris, PUF, 2009, p. 199-214.
[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 363. L’objet a est « le suppléant du sujet – et suppléant en position de précédent. Le sujet mythique primitif […] nous ne le saisissons jamais, et pour cause, parce que le a l’a précédé et c’est en tant que marqué lui-même de cette primitive substitution qu’il a à ré-émerger secondairement au-delà de sa disparition ».
Voir également le texte très intéressant de Rose-Paule Vinciguerra, « L’objet voix » paru dans la revue de la Cause freudienne 2009/1 (N°71), pp. 134 à 140.
[4] Journet O., « La quête de l’enfant », op.cit., p. 101.
[5] Ibid., p. 108.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 112.