Par-delà la structure de discours complexe et la rudesse opaque et sans détour du texte biblique – dont la traduction d’André Chouraqui nous offre le meilleur tranchant [1] – les enjeux qui y sont mobilisés dans la venue au monde d’un enfant ont de quoi nous éclairer sur la non-naturalité de l’événement.
À suivre le texte, on y trouve l’enfant en position d’avoir une fonction : celle bien sûr de faire un père, celle aussi de faire émerger une nouvelle figure de dieu avec le non-sacrifice d’Isaac – non plus la figure du dieu terrible des pères qui sacrifiaient leurs fils, mais celle du Tétragramme, des quatre lettres imprononçables [2] – et également la fonction de signifier l’inaccompli, l’inattendu, l’énigme, le bouleversement de sens, la discontinuité.
Lacan désigne ce dieu d’après le sacrifice du sacrifice comme celui de désir et par lequel « [c]e dont il s’agit de provoquer la chute, c’est l’origine biologique [3] ».
En place de shifter, l’enfant, perturbateur du texte, témoigne d’engendrements disruptifs qui ne confortent pas le processus linéaire d’une Histoire inaugurale des générations.
Il est objet de désir, convoité par une femme (Rebecca, Rachel, Hana), adventif pour une autre (Sara) mais rejouant, les places, les discours, les attendus. Il est dérangement, n’est jamais là comme produit naturel, évident, là où on l’attend. Il surgit dans et pour une discontinuité de discours, déjouant le renoncement ou l’attente. Les processus de transmission, « d’engendrement », sont empêchés, menacés. L’engendrement étant là synonyme d’Histoire (Toldot), celle-ci se ponctue de ruptures, de contingences et de nouvel ordre.
Avec les paradigmatiques matriarches (Sara, Rebecca, Rachel [4]) et plus tardivement avec Hana, la grossesse se dessine sur fond de stérilité, d’impossibilité, et il ne suffit pas de la puissance ou de l’impuissance d’un homme, de la volonté ou du renoncement d’un homme ou d’une femme pour y contrevenir ou l’accepter.
Certes, les fils sont enfantés pour les pères, (Sara enfante « à » Abraham), et ces pères, y allant de leur incroyance et/ou de leur vigueur font enfanter des fils ; mais par qui ? si ce n’est par l’intercession, l’invocation de l’Autre du désir, Yahvé, Autre préexistant, et décisif en tant qu’il s’y produit cette incidence du désir de Dieu. Et l’enfant n’est pas là pour combler la mère mais pour souligner son manque. Ainsi, avec Hana, mère de Samuel : dans un premier temps, elle est affectée d’un manque ; dans un deuxième temps, son mari se prend pour ce qui peut la combler et lui suffire ; dans un troisième temps, elle remet en jeu l’enfant – si elle l’obtenait – par la promesse de le redonner à Dieu, c’est-à-dire d’entièrement le consacrer à l’étude ; elle donne rien pour rien.
Il y a une structure répétitive de la naissance comme un « ça ne va pas de soi » ; avec l’enfant, c’est l’énigme du manque qui s’actualise et qu’il ne sature pas.
Que Sara, y ayant renoncé depuis longtemps (du fait de son âge), ne puisse que produire un rire dubitatif à l’annonce de sa grossesse, que Rebecca, sujette au peu de puissance de son mari, s’étonne de la venue d’un enfant, ou encore que Rachel abimée dans la rage et la jalousie y parvienne par un désir décidé, invoquant l’Autre, l’enfant procède d’un impossible. Quant à Hana, éplorée, inconsolable, priant sans répit devant ce mari qui se croit valoir pour elle mieux que « dix fils », elle obtient d’en avoir « un » par le vœu même de s’en séparer.
Alors, lorsque l’enfant advient, c’est dans un remaniement des discours, des noms, et des places, y compris l’ordre de naissance dans la gémellité, comme avec Esav et Jacob par exemple. Le récit est bouleversé, il reprend un autre fil à partir de nouveaux signifiants et notamment ceux qui servent à nommer l’enfant, son nom produisant une autre lecture à venir.
Les enfants dans le texte sont des signifiants à partir desquels d’autres chaînes signifiantes se tissent, s’engendrent et accompagnent les pérégrinations des corps.
Cet enfant improbable est issu et témoin du non-rapport sexuel et la nouvelle donne symbolique que chaque enfant opère ne va pas sans faire du père une fiction ; il n’est pas celui par qui l’enfant arrive, il en est le moyen tangible assujetti au désir d’une femme, de l’Autre.
Dans l’enfantement, une autre logique que celle de la pure reproduction est à l’œuvre, où une affinité entre une femme et dieu surgit, faisant parfois échec au projet de transmission du père. La fonction génitrice du père n’y suffit pas, bien qu’elle ne soit jamais éludée : il y a à la fois pénétration et miracle ! Versons au compte de notre réflexion cette phrase de Jacques-Alain Miller : « Que le réel réponde quand on s’adresse à lui, à partir du symbolique, c’est un miracle [5] », et là les corps s’inscrivent dans un discours, plutôt que dans l’histoire, par le symptôme dont chaque nom ici répond.
Pour finir cette petite ouverture à la lecture du texte biblique sous l’angle de quelques naissances, remarquons cette récurrence de discontinuité, de difficile engendrement où ce n’est qu’après l’épuisement d’un temps – d’un ordre symbolique, d’une maturation, d’un temps de vanité… – que l’enfant arrive, ex nihilo. L’enfant est plutôt le lieu d’une création que d’une reproduction.
Quant aux femmes, aux mères, elles y ont un désir décidé, elles ont de l’oreille, elles jouent leur partie dans l’histoire…
Cette Histoire, ordonnée fortement au symbolique, au Nom-du-Père, n’est plus tout à fait la nôtre. Cet Autre qui est le lieu où ça parle (d’où ça rit), s’est fait voix du maître moderne sous les espèces du scientisme et du trafic technologique, ordonnée plutôt au caprice de l’égo et participant à l’extension du domaine de la mère. Et si l’aide latérale d’éléments masculins indispensables dans leur fonction fécondatrice [6] est encore de mise, du moins pour la génération des fils, gageons que depuis Sarah, ce n’est pas fini, de rire ! Pleurs inclus.
Photographie : ©Reddman Frédéric : www.instagram.com/frederic_reddmann/
[1] Cf. La Bible, traduction d’André Chouraqui, Desclée de Brouwer, 1991.
[2] Appelé entre autres Yahvé.
[3] Lacan J., Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 101.
[4] Cf. Genèse et Samuel 1.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du fantasme au symptôme, et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 25 mai 1983, inédit.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 359-360.